NOTE
DE L'ÉDITEUR :
Voici un texte qui a attiré l'attention des
« curieux », comme on disait au
XVIIe
siècle, et fait se multiplier de nos jours les
interrogations des lecteurs : bâtard ou enfant perdu ?
L'editio princeps ne porte en effet aucun nom d'auteur, d'imprimeur, de
lieu, ni de date ! Il semble cependant que l'auteur soit Artus Thomas,
sieur d'Embry ; le livre fit son apparition sur le marché
parisien en 1605.
L'Isle des Hermaphrodites est la première
anti-utopie de langue française. Reprenant le cadre
de l'utopie, l'auteur en inverse les données en
plaçant l'humour et le sérieux en
position paradoxale. L'art de narrer s'y pratique avec
virtuosité : le narrateur assure qu'un voyageur lui a
raconté avoir visité une île flottante
où vivaient des
« Siredonnes » aux curieuses
manières, dont il ne nous cache rien. Longtemps
considéré comme un pamphlet
dirigé contre Henri III et ses mignons, en une reprise
d'anecdotes satiriques anciennes, l'œuvre a en fait une
portée plus générale et jette les
derniers feux étincelants du maniérisme dans le
chantier en construction de l'État baroque.
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FRANK
LESTRINGANT :
D'inspiration catholique et conservatrice, s'inscrivant dans le
mouvement de la Contre-Réforme et appelant à la
restauration de la morale, L'Isle des Hermaphrodites
est une anti-utopie, « la première
anti-utopie de langue française », qui
dénonce, par-delà les mœurs
efféminées du courtisan, le culte des
manières et le mépris de la religion. La satire,
pour autant, n'a rien d'austère, et certaines saynettes,
comme la pantomime du lever de l'Hermaphrodite et de sa toilette,
annoncent la verve incisive et théâtrale de La
Bruyère.
L'île satirique,
comme il se doit, est mobile. C'est une île
« toute flottante », qui
« erre vagabonde sur ce grand Ocean sans aucune
stabilité ». La redondance laisse
affleurer le sens allégorique. […]
L'île des Hermaphrodites est décrite plus loin
comme un « nouveau vaisseau
terrestre », un étrange navire de terre.
Comme les êtres mi-hommes mi-femmes qui l'habitent, cette
île est un hybride. C'est pourquoi l'oxymore la
décrit très exactement.
Dans cette île
flottante, tout bouge, le sol, les hommes et même les
sièges. […] Ces chaises pliantes
« s'allongeoient, s'eslargissoient, se baissoient,
et se haussoient par ressorts, ainsi qu'on
vouloit ». C'est là une invention typique
du génie hermaphrodite qui s'attache de
préférence, parmi les sciences
mathématiques, à l'étude du mouvement.
Du mouvement terrestre, tout au moins, car les Hermaphrodites n'ont que
faire du ciel dont ils se moquent. Rien d'étonnant du reste
si leurs chaises se déforment à
plaisir : dans leur démarche même, les
Hermaphrodites sont aussi instables que leur île.
[…] Cette instabilité n'est pas seulement un
effet de la contagion insulaire. Les Hermaphrodites l'ont
érigée en art de vivre. Ils ont fait du mouvement
leur culture. L'Hermaphrodite qui dissumule son irréligion
derrière un masque d'élégance et de
politesse, ne saurait marcher droit comme tout un chacun : il
affecte la saccade, le branle, l'exagération des gestes. Au
risque du déséquilibre et de la chute.
☐ « Le Livre des
îles », Genève :
Droz, 2002 (pp. 305-306)
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- «
Les
Hermaphrodites », s.l. : s.n., [1605]
- « Description
de l'île des Hermaphrodites, nouvellement
découverte, contenant les moeurs, les coutumes et les
ordonnances des habitans de cette île, comme aussi le
discours de Jacophile à Limne, avec quelques autres
pièces curieuses » [pour servir de
supplément au « Journal de
Henri III], Cologne : chez les héritiers
de H. Demen, 1724
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