E.M. Cioran

Histoire et utopie

Gallimard - Folio, Essais, 53

Paris, 1992
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utopies insulaires
Histoire et utopie / Cioran. - Paris : Gallimard, 1992. - 147 p. ; 18 cm. - (Folio, Essais, 53).
ISBN 2-07-032407-9
L'utopie est une mixture de rationalisme puéril et d'angélisme sécularisé.

Mécanisme de l'utopie, p. 111

Les deux derniers chapitres de cet essai examinent la pensée utopique telle qu'elle s'est développée depuis l'antiquité. Le constat est sans concession. Régressive — nostalgique d'un âge d'or immémorial, comme antérieur au devenir — ou tendue vers le futur — obnubilée par le « progrès » —, la rêverie utopique mène au mieux à une impasse, quand elle ne précipite pas la chute.

L'examen critique ne ménage aucune des grandes figures de la pensée utopique, More, Campanella et Platon leur précurseur — « l'ancêtre … de toutes ces aberrations » ; la charge n'est pas moins rude contre les penseurs du XIXe siècle, Etienne Cabet tout particulièrement. Entre les premiers et le dernier, seul Swift surnage : « par ses sarcasmes, (il) a déniaisé (le) genre au point de l'anéantir ».

Le dernier chapitre introduit Dostoïevski qui dans, La confession de Stavroguine — fragment publié tardivement des Possédés — puis dans L'adolescent, offre une vision sublimée de l'âge d'or, inspirée par la découverte à Dresde d'un tableau de Claude Lorrain ; mais c'est pour mieux en souligner la précarité et l'inéluctable sacrifice.

Aussi fragiles ou dangereux soient-ils, les paradis perdus ou les utopies à construire témoignent pourtant d'un violent rejet du monde tel qu'il est. Cioran partage ce jugement, et suggère un détour exigeant : « Inutile de remonter vers le paradis ancien ou de courir vers le futur : l'un est est inaccessible, l'autre irréalisable. Ce qui importe en revanche c'est d'intérioriser la nostalgie ou l'attente … et de les contraindre à déceler, ou à créer en nous le bonheur que respectivement nous regrettons ou nous escomptons. Point de paradis, sinon au plus profond de notre être … » (p. 147).
EXTRAITS
   Les rêves de l'utopie se sont pour la plupart réalisés, mais dans un esprit tout différent de celui où elle les avait conçus ; ce qui pour elle était était perfection est pour nous tare ; ses chimères sont nos malheurs. Le type de société qu'elle imagine sur un ton lyrique nous apparaît, à l'usage, intolérable. Qu'on en juge par l'échantillon suivant du Voyage en Icarie : « Deux mille cinq cents jeunes femmes (des modistes) travaillent dans un atelier les unes assises, les autres debout, presque toutes charmantes … L'habitude qu'a chaque ouvrière de faire la même chose double encore la rapidité du travail en y joignant la perfection. Les plus élégantes parures de tête naissent par milliers chaque matin enre les mains de leurs jolies créatrices … » — Pareilles élucubrations relèvent de la débilité mentale ou du mauvais goût. Et pourtant Cabet a, matériellement, vu juste ; il ne s'est trompé que sur l'essentiel. Nullement instruit de l'intervalle qui sépare être et produire (nous n'existons, au sens plein du mot, qu'en dehors de ce que nous faisons, qu'au-delà de nos actes), il ne pouvait déceler la fatalité attachée à toute forme de travail, artisanale, industrielle ou autre. La chose qui frappe le plus dans les récits utopiques, c'est  l'absence de flair, d'instinct psychologique. Les personnage en sont des automates, des fictions ou des symboles : aucun n'est vrai, aucun ne dépasse sa condition de fantoche, d'idée perdue au milieu d'un univers sans repères.

Mécanisme de l'utopie, pp. 108-109
   Tant que le christianisme comblait les esprits, l'utopie ne pouvait les séduire ; dès qu'il commença à les décevoir, elle chercha à les conquérir et à s'y installer. Elle s'y employait déjà à la Renaissance, mais ne devait y réussir que deux siècles plus tard, à une époque de superstitions « éclairées ». Ainsi naquit l'Avenir, vision d'un bonheur irrévocable, d'un paradis dirigé, où le hasard n'a pas de place, où la moindre fantaisie apparaît comme une hérésie ou une provocation. En faire la description, ce serait entrer dans les détails de l'inimaginable. L'idée même d'une cité idéale est une souffrance pour la raison, une entreprise qui honore le cœur et disqualifie l'intellect. (Comment un Platon y put-il condescendre ? Il est l'ancêtre, j'allais l'oublier, de toutes ces aberrations, reprises et aggravées par Thomas Morus, le fondateur des illusions modernes.) Échaffauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, où, par une charité poussée jusqu'à l'indécence, l'on se penche sur nos arrière-pensées elles-mêmes, c'est transposer les affres de l'enfer dans l'âge d'or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens — leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l'avons noux-même érigé en idéal.

Mécanisme de l'utopie, pp. 114-115
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Histoire et utopie », Paris : Gallimard (Les Essais, 96), 1960
  • « Histoire et utopie » in Œuvres, Paris : Gallimard (La Pléiade, 574), 2011

mise-à-jour : 8 avril 2014

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