“ … que
le lecteur ne redoute point qu'on lui
présente
insidieusement un idéal social ou moral. Si je
possédais
un tel idéal et si le désir me prenait de le
communiquer,
je ne décrirais certainement pas mes voyages dans des mers
lointaines. Et si je décidais, pour une raison ou pour une
autre, de travestir mes espérances en récit de
voyage, je
ne choisirais certainement pas cette île sans nom dont,
heureusement, les habitants ne peuvent symboliser aucun
idéal : une de leur principale vertu
étant qu'ils
n'auraient jamais pu être citoyens d'aucune
utopie ” — cette
adresse au lecteur, qui marque la fin du premier chapitre, semble
exempte d'ambiguïté. Elle pose un jalon paradoxal
dans le
tortueux parcours qu'entreprend le lecteur : l'île sans nom,
que le narrateur situe en Atlantique entre les îles
cap-verdiennes et les Canaries,
entretient de temps immémoriaux des relations continues avec
l'Europe, mais elle ne figure sur aucune carte …
comme
l'Atlantide que la tradition situe dans ces parages, comme
l'île
des Lotophages à laquelle il est souvent fait
référence ; enfin le titre de l'original
tchèque — “ Zlatý věk ” —
désigne l'un des ressorts à l'œuvre
dans nombre
d'écrits utopisants :
“ L'âge
d'or ”.
Dans la première
moitié du récit, Michal Ajvaz ne
se prive pas de suivre, ou parodier, les modèles qu'il
récuse. Le chapitre 2
— “ L'île ” —
offre
un aperçu géographique et historique ;
le
chapitre 10 est consacré à la grammaire
insulaire, le
chapitre 11 retrace l'aventure
de l'écriture ;
le chapitre 15 — “ La sauce
répandue ” — esquisse
les principes de la
religion des insulaires. Très vite, cependant, l'auteur
s'éloigne de la ligne suivie traditionnellement par les
inventeurs de systèmes utopiques ; à
mesure que
s'approfondit la familiarité du narrateur avec le monde
insulaire, le regard que ce dernier porte sur sa terre natale
dérive, comme contaminé par son
expérience
exotique, jusqu'à cet aveu lors du retour,
rapporté au
chapitre 24
— “ La dernière
île ” : “ je
fus surpris de me retrouver sur le rivage de l'île la plus
lointaine et la plus étrange qui fût, sans espoir
de
retour, puisqu'il s'agissait de mon domicile, de l'Ithaque d'Ulysse
qu'un mauvais génie s'était amusé
à
reformuler d'une plume burlesque ”. Le détour
insulaire ne serait alors qu'un procédé
littéraire
éprouvé armant un regard critique
— sur
l'Europe,
ou la Tchécoslovaquie, ou Prague, l'une ou l'autre promue au
rang de nouvelle Ithaque, soit ” l'autre
île ” du titre français de
cette édition.
Mais, une
fois abordées les rives de cette dernière
île, le roman rebondit joyeusement quand le
narrateur introduit dans sa relation le Livre insulaire,
production artistique plus qu'improbable en raison des dispositions et
aspirations attribuées aux insulaires et, en particulier, de
leur rejet de toute forme fixe. De fait, le Livre est
un exemplaire unique soumis en permanence aux flux et reflux d'apports,
soustractions, modifications — une œuvre
mouvante,
diffuse
et monstrueusement proliférante, toujours exposée
au
risque de détournement, de subversion, voire de disparition.
Un
germe initial, dont la trace semble perdue de longue date, a
donné naissance à un tissage d'histoires
multiples qui se
développent anarchiquement sur plusieurs niveaux au
gré
de lectures qui souvent s'accompagnent de
réécritures.
L'aperçu qui en est donné enrichit le catalogue
de
références littéraires et
philosophiques qui
émaillaient la première partie du
récit — Homère et Swift, Kafka
(associé, au chapitre 25
— “ Eponge et
coquillage ” — à
Marcel Proust et Jules Verne), Aristote, Lautréamont,
Leibniz,
Raymond Roussel, Sade, Swedenborg,
Hölderlin, … Le Livre brasse
sans ménagement toute les sources, tous les genres, tous les
styles et toutes les époques dans une tentative superbe et
dérisoire où les singularités de
l'île et
celles de l'autre
île sont engagées dans un
vertigineux jeu de miroirs déformants.
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