Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Le professeur et la sirène, trad. par Louis Bonalumi, préface de Giorgio Bassani

Éd. du Seuil - Points, 975

Paris, 2002
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parutions 2002

Le professeur et la sirène / Giuseppe Tomasi di Lampedusa ; préface de Giorgio Bassani ; traduit de l'italien par Louis Bonalumi. - Paris : Seuil, 2002. - 155 p. ; 18 cm. - (Points, 975).
ISBN 2-02-051657-8
GIORGIO BASSANI : [Publié trois ans après] la publication du Guépard [1958], voici un second livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Il comprend trois nouvelles proprement dites : la Matinée d'un métayer, le Bonheur et la loi, le Professeur et la sirène ; et un long récit autobiographique, les Lieux de ma première enfance. Ce dernier texte, malgré son caractère intime et personnel, prend aujourd'hui place, au même titre que les précédents, dans l'univers poétique de l'auteur. Le recueil nous paraît donc fort précieux : d'abord en soi, du fait de sa profonde unité d'inspiration ; en second lieu, parce que des rapports vivants relient chacune de ces pages au Guépard ; enfin, parce qu'il rassemble tout ce que le prince de Lampedusa produisit au cours de l'extrême et intense saison créatrice qui coïncida, à peu près, avec les deux dernières années de sa vie (1955-57).

Face à une œuvre telle que le Guépard, tout autre livre risque de pâlir. Or, le Guépard étant ce qu'il est, ces nouvelles et les pages autobiographiques qui les précèdent apparaissent à l'évidence comme des morceaux de premier ordre. Nous sommes sûrs de ne point nous tromper : elles s'avèrent dignes de figurer auprès du chef-d'œuvre, et d'être appréciées pour ce qu'elles sont — mineures uniquement de par leur volume mais non sur le plan de leur valeur intrinsèque.

[…]

Préface, p. 9
EXTRAIT
Pour bien comprendre Tomasi di Lampedusa, pour bien saisir le message du Guépard (…) il faudra désormais tenir compte d'un autre aristocrate (mais de l'esprit), d'un autre vieillard excentrique, de cet autre “ soupirant ” de la mort et du néant qu'est le Professeur La Ciura.

Giorgio Bassani, Préface, pp. 12-13

De sa voix aux modulations prenantes, fougueux comme quelqu'un qui aurait gardé le silence trop longtemps, [le professeur La Ciura] se laissait aller à discourir :
     « Corbèra … n'est-ce point là, si je ne m'abuse, un grand nom sicilien ? Il me souvient que mon père payait chaque année pour notre maison de Aci-Castello un petit loyer à l'intendance d'une famille Corbèra di Palina ou Salina, je ne sais plus au juste. Chaque fois même, il répétait en plaisantant que s'il y avait quelque chose de sûr au monde, c'était que ces quelques lires n'iraient jamais finir dans les poches du « domaine direct 1 », comme il disait. Mais, es-tu vraiment l'un de ces Corbèra ou simplement le descendant d'un fermier qui aurait pris le nom des maîtres ?
     J'avouai être un vrai Corbèra di Salina, voire le seul exemplaire survivant de la famille : tous les fastes et les péchés, toutes les redevances inexactes, les dettes impayées, toutes les Guéparderies, en somme, étaient concentrées en moi seul. Fait paradoxal, le sénateur parut s'en réjouir.
     — Très bien, très bien. J'ai beaucoup de considération pour les vieilles familles. Elles ont une mémoire, minuscule certes, mais de toute façon plus grande que les autres. Elles constituent ce que vous pouvez espérer de mieux en matière d'immortalité physique. Songe à te marier bientôt, Corbèra, car vous n'avez rien trouvé de mieux pour survivre que de gaspiller votre semence dans les endroits les plus invraisemblables.
     Décidément, il me faisait perdre patience. « Vous, vous. » Qui, vous ? Le vil troupeau qui n'avait pas eu la chance d'être le sénateur La Ciura ? Et lui, l'obtenait-il cette immortalité physique ? Rien de moins sûr à voir son visage ridé, son corps bouffi …
     Je me déclarai non seulement honoré mais aussi très heureux, comme en effet je l'étais. Les questions de nom et de protocole une fois réglées, nous parlâmes de la Sicile. Cela faisait vingt ans qu'il l'avait quittée et la dernière fois qu'il était retourné « là-bas » (comme il disait, à la piémontaise) ce n'avait été que pour cinq jours, à Syracuse, où il devait discuter avec Paolo Orsi de questions concernant l'alternance des demi-chœurs dans le théâtre antique.
     « Je me souviens qu'ils ont tenu à m'emmener en voiture de Catane à Syracuse ; et j'ai accepté en apprenant que la route pour Augusta passe loin de la mer, tandis que le chemin de fer longe le littoral. Parle-moi de notre île ; c'est une belle terre, n'est-ce pas, bien qu'elle soit peuplée de bourriques. Les Dieux y ont séjourné, et peut-être durant les mois d'août inépuisables y séjournent-ils encore. Mais ne me rabats surtout pas les oreilles avec les quatre temples trop récents que vous avez, d'autant plus que tu n'y entends rien, j'en suis sûr.
     Nous évoquâmes donc l'éternelle Sicile, celle des choses de la nature : l'odeur du romarin sur les Nebrodi, la saveur du miel de Melilli, la houle des moissons sous le vent d'un jour de mai comme on peut la voir d'Enna, les lieux de solitude qui entourent Syracuse, les rafales de parfum qu'orangers et citronniers déversent, dit-on, sur Palerme lors de certains couchants, au mois de juin. Nous parlâmes des ensorcelantes nuits d'été face au golfe de Castellammare, quand les étoiles se reflètent sur la mer qui dort, quand l'esprit de celui qui est couché à la renverse au milieu des lentisques se perd dans le gouffre du ciel, tandis que son corps redoute, tendu et aux aguets, l'approche des démons.
     Malgré cinquante ans d'absence presque ininterrompue, le sénateur conservait le souvenir singulièrement précis d'une quantité de menus faits.
     — La mer ! La mer de Sicile est la plus colorée, la plus romantique qu'il m'ait été donné de voir ; ce sera la seule chose que vous ne parviendrez pas à gâcher, loin des villes, bien entendu. Sert-on encore, dans les petits restaurants du rivage, les oursins hérissés de piquants, fendus en deux ?

[…]

     Nous bavardâmes encore longuement et lorsqu'il s'en alla il insista pour payer mon café, sans perdre l'occasion de manifester une fois de plus sa brutalité singulière (« C'est connu, les fils de famille n'ont jamais un sou vaillant »), et nous nous séparâmes bons amis, si on veut bien faire abstraction des cinquante ans qui séparaient nos âges et des milliers d'années lumière qui s'étendaient entre nos deux cultures.

Le professeur et la sirène, pp. 125-128
     
1. C'est à dire du propriétaire. (NdT)
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Racconti », Milano : Feltrinelli, 1961
  • « Le professeur et la sirène » trad. par Louis Bonalumi, préface de Giorgio Bassani, Paris : Seuil, 1962
  • « Le professeur et la sirène » trad. par Jean-Paul Manganaro, Paris : Seuil, 2014 ; Paris : Points (Points, P4492), 2017
  • « Le Guépard » trad. par Fanette Pézard, préface de Giorgio Bassani, Paris : Seuil (Points roman, R3), 1980
  • « Le Guépard » (nouvelle éd. et postface de Gioacchino Lanza Tomasi) trad. par Jean-Paul Manganaro, Paris : Seuil, 2007
  • « Byron », Paris : Allia, 1999
  • « Voyage en Europe », Paris : Seuil, 2007

mise-à-jour : 9 octobre 2019

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