Salah-Eddine Tlatli

Djerba et les Djerbiens, préface de Jean Despois

Imprimerie J. Aloccio

Tunis, 1942
bibliothèque insulaire
   
Méditerranée
Djerba et les Djerbiens, monographie régionale / Salah Eddine Tlatli ; préface de Jean Despois. - Tunis : Imprimerie J. Aloccio, 1942. - [2]-213 p., -22 pl. : ill. ; 23 cm.

Au fil d'une monographie très documentée sur la géographie, l'histoire et l'état de la société djerbienne (à la fin des années 1930), Salah-Eddine Tlatli développe une précieuse analyse de l'insularité ; en témoigne la récurrence d'expressions élevant l'objet de son étude au rang de figure éclairante d'un mode d'être et de vie : Djerba y est représentée successivement comme une « île-oasis », une « île-refuge », une « île-jardin », ou encore une « île de fracture ».

Au regard de la géographie pourtant, le statut insulaire de Djerba semble peu marqué voire contestable : « un infime détroit la sépare du continent ; du côté d'El-Kantara, la mer est si peu profonde que les Romains ont relié l'île au continent par une chaussée aux environs de laquelle se trouve le gué de Trik-ej-Jemmel qu'empruntent aujourd'hui encore les chameliers » ; mais, ajoute aussitôt l'auteur, « à peine débarqué à Djerba, on a l'impression d'être dans un monde nouveau où tout contraste avec le continent qu'on vient de quitter », à commencer par le climat : « on croirait avoir fait un bond dans une zone climatique à part, qui n'est ni la zone tropicale ni la zone tempérée ». Comme accordés à ce climat radicalement différent, les Djerbiens parlent une langue autre que celle du continent si proche et la pratique religieuse qui prévaut est, dans le reste du pays, tenue pour schismatique.

Directement ou indirectement, les contraintes naturelles ont orienté le devenir du lieu, et Salah-Eddine Tlatli s'efforce de relever les réponses souvent novatrices et toujours pragmatiques mises en œuvre par les insulaires ; ce faisant, il expose la trame d'une civilisation originale, farouchement attachée à son indépendance, mais toujours étroitement impliquée dans le cours des affaires du reste du monde. De cette exceptionnelle faculté d'adaptation témoignent, entre autre, une gestion rigoureuse des pêcheries, la recherche d'un commerce extérieur équilibré, ou la pratique d'une émigration « saisonnière, ou plutôt annuelle » qui, loin d'entraîner la rupture avec la communauté insulaire, permettait de pallier les effets d'une croissance démographique particulièrement élevée.

Une histoire mouvementée, où les épidodes d'intense violence ne sont pas rares — ainsi, à la fin du Moyen-âge, « c'est l'esprit des croisades » qui prévaut —, témoigne de l'obstination à maintenir un art de vivre en société qui, pour l'auteur, constitue la caractéristique dominante qu'il tient à souligner dans sa conclusion : « certains peuples d'Europe se sont efforcés vainement, à force de haine et de passions artificielles, de créer cette société que, depuis des siècles, la société djerbienne a pleinement réalisée et qui se transmet par un traditionnalisme tenace. C'est que l'exiguité du cadre a créé cette solidarité, cette unité, ce bloc entre l'homme et son milieu ». On n'est pas loin de l'île des Lotophages chantée par Homère (cf. extrait ci-dessous). On ne peut s'empêcher d'attendre qu'un travail de même qualité rende compte des évolutions subies par l'île et sa population durant la seconde moitié du XXe siècle.

EXTRAIT

Quel est le Lotos dont parle Homère 1 ?

Il faut, pour l'entrevoir, songer à tout ce que la mythologie ancienne a d'allégorique et presque de symbolique. Le Lotos est simplement une allégorie poétique, et il serait aussi vain de lui chercher une réalité botanique qu'il serait vain de chercher un fondement réel aux personnages mythologiques ou aux allégories d'un « Roman de la Rose », ou même à la « Pomme du péché originel ».

Alors on comprend l'imprécision voulue du Divin Poète : le Lotos est le fruit d'une fleur. Cette fleur c'est la beauté d'une île enchanteresse, c'est la poésie du repos après la tempête au milieu d'une nature hospitalière, c'est la joie de vivre un instant dans la plénitude de la paix et de l'oubli de ses soucis, c'est en somme un des aspects les plus souriants du Bonheur (…). Et comme le propre du bonheur humain est d'être passager et ephémère, celui des compagnons d'Ulysse ne dure pas. « Mais je les envoyai prendre, et malgré leurs larmes, je les fis monter sur leurs vaisseaux … ».

Homère a parlé en devin, dans son style allégorique. L'humanité assoiffée de bonheur a cherché — et cherchera encore — une solution dans le domaine du concret, car elle ne peut se contenter d'allégories.

Ceux qui veulent avoir la clef du mystère n'ont pas à la chercher dans l'interprétation des textes antiques, mais plutôt à venir se tremper dans le pays du Lotos. Ils y deviendront Lotophages sans le savoir et comprendront alors ce qu'a voulu dire l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée.

Lotos et Lotophages, p. 76

1. Voici qu'au détour du Malée, le courant, la houle et le Borée me ferment le détroit, puis le port de Cythère. Alors, neuf jours durant, les vents de mort m'emportent sur la mer aux poissons. Le dixième nous met aux bords des Lotophages, chez ce peuple qui n'a, pour tout mets, qu'une fleur.
On arrive ; on débarque ; on va puiser de l'eau, et l'on prépare en hâte le repas que l'on prend sous le flanc des croiseurs. Quand on a satisfait la soif et l'appétit, j'envoie trois de mes gens reconnaître les lieux, — deux hommes de mon choix, auxquels j'avais adjoint en troisième un héraut. Mais, à peine en chemin, mes envoyés se lient avec des Lotophages qui, loin de méditer le meurtre de nos gens, leur servent du lotos. Or sitôt que l'un d'eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles.
Je dus les ramener de force, tout en pleurs, et les mettre à la chaîne, allongés sous les bancs, au fond de leurs vaisseaux. Puis je fis rembarquer mes gens restés fidèles : pas de retard ! à bord ! et voguent les navires ! J'avais peur qu'à manger de ces dattes, les autres n'oubliassent aussi la date du retour.

Homère, Odyssée, Chant IX (trad. Victor Bérard)

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Djerba, l'île des lotophages », Tunis : Cérès productions, 1967

mise-à-jour : 27 mai 2005

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