Séjours = Aufenthalte / Martin
Heidegger ; éd. bilingue ; trad. et notes
de François Vezin ; ill. de deux aquarelles
d'Elfride Heidegger. - Monaco : Éd. du Rocher,
1992. - 112 p.-[2] p. de pl. ;
20 cm. - (Alphée).
ISBN 2-268-01256-5
|
NOTE
DE L'ÉDITEUR : Heidegger
n'a jamais été un touriste. Ce ne sont
donc pas des étapes d'une tournée que ce
livre rend compte mais des
« séjours », des
arrêts, d'une rencontre. Le voyage qui forme la trame de ce
texte s'est déroulé en 1962, selon le programme
d'une croisière partant de Venise pour accoster à
Ithaque, poussant ensuite vers la Crète et Rhodes, menant
aux Cyclades, à Délos
— temps fort du
circuit — pour aboutir à
Athènes, puis Sounion, et finir
à Delphes.
La poésie
(Homère, Pindare, Eschyle, …) et la
philosophie grecques, tout particulièrement
Héraclite, habitent sa pensée et parlent
à chacun de ses pas. Ce n'est cependant pas une
Grèce rêvée, livresque, qui
préoccupe Heidegger ; il voue son attention
à une Grèce on ne peut plus présente
dans l'être et le temps. Aussi ce livre propose-t-il une
exigeante réflexion sur le monde d'aujourd'hui, sur la
technique dont les racines sont grecques et jusqu'à cette
forme perverse de pollution qu'est justement le tourisme. Non pas un
voyage de détente et de culture, encore moins un
pélerinage, mais une démarche risquée,
active qui amène, par exemple, à s'interroger sur
le rapport énigmatique qu'entretient la violence du monde
moderne avec « la fuite des dieux telle qu'elle a
jadis eu lieu ».
|
JACQUES
ORSONI :
En 1962, Heidegger a soixante-douze ans. Pendant toute sa vie de
travail, le « Griechenland », le
pays des Grecs a été présent
à sa pensée. Cependant, jamais il ne s'est
résolu à effectuer le « voyage
en Grèce », même s'il y a
souvent songé. […] Or, voilà qu'au
printemps 1962 il se décide et accepte de partir avec sa
femme et un couple d'amis. Le voyage osé va les mener
d'abord à Venise, au Péloponnèse, puis
jusqu'aux grandes îles de Crète et de Rhodes.
Pendant toute cette navigation le doute ne cesse de tarauder le
philosophe. Il se demande si toute la pensée
consacrée à la terre des dieux n'est pas une
illusion, le chemin de pensée se
révélant dès lors comme une
aberration. Aucune image saisie à Corfou, à
Ithaque, à Olympie ou à Rhodes n'arrive
à lever le soupçon oppressant. Or un jour,
fendant l'eau calme de la mer de Candie, le bateau jette l'ancre
à Délos, l'Evidente, l'Apparente. Le temps est
clair. Une fois passé le rivage, plein de gaieté,
notre voyageur pénètre plus avant dans cette
île déserte, au milieu des roches et des ruines
antiques. Il veut se rendre jusqu'au Cynthe. Or pendant la
montée jusqu'à la cime
échancrée du mont, Heidegger a le sentiment qu'un
« grand commencement » lui parle
de toute part. Délos, à l'image
d'Aléthéia la divine, se découvre,
mais du même coup renferme ses secrets, celui par exemple de
la naissance des dieux : d'Apollon le Lumineux,
d'Artémis la Sagittaire dont impressionnantes sont les
approches et brusques les disparitions. Délos, la prodigue
d'évidence, laisse apparaître qu'elle abrite le
sacré et le tient à l'abri de toute
impiété. Difficile à
décrire, reconnaît Heidegger ; il ne
souhaite assurément pas en dire davantage, afin
d'éviter qu'on le taxe de panthéisme vague et de
mysticisme au rabais. Renonçant à fixer ce qu'il
a vu dans une description précise, il consent seulement
à confier à ses lecteurs que grâce
à l'expérience de Délos et
à elle-seule le voyage en Grèce se transforma en
un séjour et s'établit à demeure dans
la lumière de ce qu'est Aléthéia, le
domaine de l'abri d'où ce qui est, l'étant, se
déclot : le ciel, la mer, les îles,
l'aigle, le taureau, mais aussi le temple ou toute autre construction
faite de main d'homme et peut-être même des dieux.
A Délos, et là seulement, dans cette
île discrète d'apparence, mais aussi tellement
riche et parlante, Heidegger fait l'expérience d'un coup de
sonde dans Aléthéia, dans l'ouvert-sans-retrait,
d'où même l'inattendu peut surgir.
☐ “ Le
crépuscule de pourpre à
Délos ”, pp. 369-370
— in Anne Meistersheim (éd.), L'île
laboratoire, Ajaccio : Éd.
Alain Piazzola, 1999
|
EXTRAIT |
Fendant l'eau calme à lente
allure, le bateau, ayant à bâbord l'île
voisine de Rhénéia, atteignit l'île
de Délos pour jeter l'ancre non loin de sa
basse grève. […] Comparée
à tout ce que nous avions vu jusque-là
pendant la croisière, l'île
se présenta au premier coup d'œil comme
un endroit désert et abandonné, ce qui ne pouvait
cependant être le fait d'un simple déclin. Car il
en monta aussitôt une emprise unique en son genre, sans
précédent dans tout ce que nous avions
perçu jusque-là. Du fond voilé de son
être été, un grand commencement parla
de toutes parts.
☐ p. 49
|
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Aufenthalte »
herausgegeben von Luise Michaelsen, Frankfurt am Main :
Vittorio Klostermann GmbH, 1989
|
- Jacques
Orsoni, « Heidegger à
Tartavellu », in
Jean-Pierre Castellani et Jean-Jacques Colonna d'Istria
(éd.), Les utopies
insulaires : la Corse, Alata :
Colonna édition, 2014
|
|
|
mise-à-jour : 8
décembre 2014 |
|
|
|