La
nostalgie : quand donc est-on chez soi ? Ulysse,
Énée, Arendt / Barbara Cassin. - Paris :
Autrement,
2013. - 147 p. : ill. ; 20 cm. -
(Les Grands mots).
ISBN
978-2-7467-3410-4
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Nous
devons comprendre que le monde où l'on peut
« vivre ensemble »
n'est
pas un point de départ mais un point
d'arrivée …
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Arendt :
avoir sa langue pour patrie, p. 123 |
Barbara
Cassin aime se rendre en Corse où elle a une maison, mais
pas de
racines : « je n'ai pas mes
ancêtres dans cette
île (…) je n'y suis pas née et n'y ai
vécu
ni mon enfance ni ma
jeunesse », « et
pourtant j'y suis chez moi ». A chaque retour, elle
éprouve donc l'emprise de la nostalgie
— ce mot qui évoque
irrésistiblement l'Odyssée
mais n'a été créé qu'au XVIIe
siècle pour qualifier le mal du pays, « Heimweh, dont
souffraient les fidèles et coûteux mercenaires
suisses de
Louis XIV ». Si Barbara Cassin peut se sentir chez
elle en
Corse, c'est qu'elle s'y sait accueillie, hospitée
— et, ajoute-t-elle, « c'est
seulement parce que
j'y suis hospitée que je m'y sens chez
moi ».
Cette
expérience intimement vécue de la nostalgie donne
son
élan à une suite d'interrogations sur
« le
rapport entre patrie, exil et langue maternelle »
où
sont convoqués successivement Ulysse — et
le
retour —, Enée — la
patrie et
l'exil —, Hannah Arendt — et la
langue
maternelle. Trois figures qui révèlent
« l'équivocité chancelante du
monde (…)
et l'insécurité de l'homme qui
l'habite ». Et
au terme du parcours, un rejet de l'enracinement :
« Plutôt que les racines, je cultiverais
l'ailleurs,
un monde qui ne se referme pas, plein de “ semblables ”
différents, comme soi pas comme soi ».
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Barbara
Cassin, philologue et philosophe, est directrice de recherches au CNRS
; spécialiste de philosophie grecque, en particulier de
rhétorique et de sophistique, elle a
été
élue à l'Académie
française le 3 mai 2018. |
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EXTRAIT |
La
réalité d'une île. Une île
est réelle
de manière bien précise. On en voit les bords,
depuis le
bateau, l'avion. Et depuis une île, l'horizon marin se
recourbe,
le soir au soleil couchant la terre est ronde. On sait, au milieu de
l'eau, qu'il y a un rivage, limite entre un dedans et le grand dehors,
et que l'île est finie. Une île est par excellence
une
entité, une identité, un quelque chose, avec un
contours, eidos, elle
émerge comme une idée. Dans sa finitude, une
île
est un point de vue sur le monde. Une île est
immergée
dans le cosmos, cosmique et cosmologique, avec le ciel
étoilé au-dessus de nos têtes et
l'immensité
de face, sensible au regard. En Grèce, en Corse, j'ai fait
constamment l'expérience du cosmos, le
« monde » des Grecs
— « ordre et
beauté », dit
Baudelaire. À chaque détour du chemin,
à chaque
tournant, à chaque pas, le monde se recompose et se
réorganise. Ce que l'œil voit fait à
l'instant
même structure, l'œil est saisi d'harmonie, avec un
nouvel
étonnement à chaque fois. Entre cosmologie et
cosmétique, immense et limité, l'horizon
renouvelle son
ordonnance.
Une
île est par excellence un lieu.
La
nostalgie d'une île. Une île est en même
temps, en
tant que lieu, un lieu très singulier, un lieu qui invite au
départ : une île, on ne peut qu'en
partir,
« ô Mort, vieux
capitaine ». Et l'on veut,
l'on doit, y revenir. Elle détermine et aimante. On peut
croire
que le temps se recourbe comme l'horizon, et que l'on reviendra
après tout un périple, un cycle, une
odyssée.
Mais
est-ce bien là que l'on revient ? Et y reste-t-on
jamais ?
☐
De l'hospitalité
corse, pp. 15-16 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Nostalgia :
when are we ever at home ? » translated by
Pascale-Anne
Brault with a foreword by Souleymane Bachir Diagne, New York :
Fordham university press, 2016
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- Homère,
« Odyssée »
éd. de Philippe Brunet, trad. de Victor Bérard,
Paris : Gallimard (Folio classique, 3235), 2003
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mise-à-jour : 18
mars 2019 |
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