JEAN-FRANÇOIS
REVERZY
: La Grande île de Madagascar a toujours
été un objet de fascination pour ses visiteurs.
Disons le pourtant : des récits de voyage des
navigateurs et des conquérants, aux romans coloniaux ou aux
études scientifiques et aux compilations savantes, aucun
texte ne rend vraiment compte de la radicale
étrangeté de cette terre, de la part
d'énigme et de mystère qui en émane,
du Cap d'Ambre à Fort-Dauphin. Les auteurs malgaches, en
premier lieu tous ceux qui, anonymes, ont transmis et chanté
dans la tradition orale les hommes et les dieux, auraient-ils
surmonté cet obstacle ? Sans nul doute, comme en
témoignent bon nombre de corpus de récits
légendaires et de Hain-teny, dans la
mesure où ils sont traduisibles — ce qui
n'est pas entièrement assuré. Par contre la
littérature malgache d'expression française
née de la colonisation s'est en grande partie
aliénée dans les conventions
d'écriture prosaïque ou poétique
empruntées à la modernité francophone.
Seul un J.-J. Rabearivelo ferait exception et rupture dans ses deux
œuvres Traduit de la nuit et Presque-songe
dans leur double version malgache et française.
Caprice-de-la-lune trace enfin une voie
novatrice dans les littératures de l'océan Indien
et dans la littérature malgache contemporaine.
Affirmons-le : il y aura un avant et un après Caprice-de-la-lune ;
ce livre ouvre une porte sur un nouveau monde et marque aussi une
rupture …
[…]
Cette rupture se marque en
premier lieu dans la forme même de l'ouvrage ; une
forme, apparemment narrative, mais où affleure en permanence
derrière la langue française le socle de la
langue-mère de l'auteur. […]
L'écriture de Serge Rodin est avant tout plus
poétique, avec son récitatif, ses formules
répétitives de refrains ou de ritournelles (Chien
de soleil … !) où
prévalent le souffle, le chant, la voix. Cet ouvrage
possède l'insigne honneur d'être inclassable
[…]. Ce n'est là ni recueil de poèmes
en prose, ni collecte de nouvelles, ni roman malgré
l'unité et les fils conducteurs qui circulent d'un texte
à l'autre.
[…]
C'est dire qu'il y a de
l'épopée dans le texte de Serge Rodin, et que
l'on pense au Tantaran'ny Andriana, ce texte majeur
de l'histoire de Madagascar et de l'Imerina, mais un Tantara
revu par la modernité dont les héros et les
princes vivraient par destin en marge de la
société du spectacle. Cette
épopée est celle d'un peuple de spectres et l'on
ne sait jamais si ces personnages appartiennent au monde des vivants ou
des morts. S'ils ne sont pas les éternels revenants d'un
éternel retour, les prophètes de
l'au-delà venus rappeler aux vivants, et surtout aux princes
de ce Monde, la vanité et l'inconstance de leurs emprises.
[…]
Cette
épopée spectrale s'avère aussi un
récit chiffré. A la manière du grand
texte de la mystique juive, elle nous relate une cosmogonie et une
chute mais aussi une gnose, le chemin d'une rédemption.
[…] Il nous délivre quelque part les arcanes qui
mènent aux sources premières, à
l'âme même de Madagascar, à
l'intimité de ses mystères. Inutile
d'évoquer plus loin combien le mythe de la
Lémurie qui inverse la science-fiction du discours officiel
sur le peuplement de Madagascar, en faisant du continent perdu de
l'océan Indien, le centre et non plus la
périphérie apparaît en
résonance avec cette
écriture …
☐
Préface,
pp. 8-11
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EXTRAIT |
Longtemps après et dans un lieu
ignoré à la fois de ceux des hauteurs et de ceux
des vallées, plus désert que la
Région-des-rochers-coupés, un petit homme aux
étranges manières, qui avait pris
désormais le nom de Aîné-qui-savait,
répondait sans impatience aux questions d'un
adolescent : non, il fallait attendre d'être bien
aguerri pour repartir ; oui, les vrais guerriers ne devaient
pas s'aveulir, ils vivaient de butin ; oui, ils ne restaient
pas vieux car la sénilité était la
punition de ceux qui s'établissaient ; non, pour
eux, Dieu était mort depuis longtemps, mais Il avait
laissé ce chien de soleil ;
pour les autres aussi d'ailleurs.
☐ p. 43
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Ambodiafontsy »,
in Dominique Ranaivoson (éd.), Chroniques de Madagascar,
Saint Maur-des-Fossés : Sépia, 2005
- « Littérature, musique et identité de l'Indianocéanie : l'exemple de l'association Grand Océan », in Rafolo Andrianaivoarivony et Christophe Genin (dir.), Pensées en archipel, de Madagascar aux Antilles, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2022
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- « Hira
malagasy » Chansons
madécasses d'Evariste Parny, trad.
en malgache par Serge-Henri Rodin, Saint-Denis (La
Réunion) : Grand océan, 2002
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