Cet
après-midi-là, dans un angle du salon, deux
hommes étaient assis. L'un, l'air endimanché,
était un jeune « griffe un peu
foncé », ainsi qu'il s'intitulait
lui-même, et parlait à voix basse, tandis que
l'autre presqu'un vieillard, l'écoutait en se laissant aller
au mouvement berceur de sa dodine.
Après
que le jeune homme eût fini de chuchoter sa confidence, M.
Démétrius Thazar — car
c'était lui, — sur ce ton solennel dont il ne se
départissait jamais, lui répliqua dans les termes
suivants :
—
Lamertume, mon garçon, votre demande me touche plus que je
ne saurais dire, et ç'aurait été une
légitime satisfaction pour mon coeur de père de
vous unir à Cécile, — car
j'apprécie hautement vos qualités de travailleur
acharné, vos sentiments de dévouement
à ma personne, d'affection inaltérable pour ma
fille, et surtout — je ne crains pas de le dire —
je prise particulièrement votre
persévérance dans le but à atteindre,
persévérance que rien ne lasse, ni les railleries
des uns, ni les insultes des autres ! Vous avez su vous faire
un front insensible aux humiliations les plus outrées, je
vous en estime ! Aussi, bien avant que vous m'eussiez fait
part de votre désir d'épouser ma fille, j'aurais
caressé ce projet et en aurais entretenu mon
épouse.
Lamertume
blêmit — étant payé pour
connaître la hauteur des prétentions de Madame
Thazar.
—
Et que vous a-t-elle répondu ? balbutia-t-il.
M. Thazar se
leva, alla à une des portes donnant sous la galerie, envoya
un coup d'oeil orgueilleux sur sa jolie pelouse empourprée
de verveines en fleurs, puis faisant volte-face, il se passa les mains
derrière le dos en relevant les pans de sa jaquette d'alpaga
noir, et, s'étant raffermi par cette contenance, parla
ainsi :
—
Vous connaissez, mon cher Lamertume, toute ma faiblesse pour ma femme.
Elle fait de moi ce qu'elle veut ; — si je ne le dis
pas, du moins je le reconnais.
—
Mais vous le dites ...
—
Veuillez ne pas m'interrompre quand je parle ... Je disais
donc que je laissais à ma femme une très grande
latitude dans la direction de ma maison. Ce n'est pas que je manque de
volonté ni qu'elle me domine, car Dieu merci, je n'ignore
pas que je suis le maître chez moi, et de temps en temps je
le lui signifie sans tergiverser ; alors elle est bien
obligée de courber une tête docile devant mon
affirmation.
—
Oui, mais elle sourit, insinua Lamertume.
—
C'est vrai, mais elle a un si agréable sourire ...
quelles dents ! mon ami, quelles dents égales et
blanches ! Rendez-vous compte d'une chose, Lamertume mon
enfant, j'aime ma femme ! Non pas d'une de ces affections
molles et inconsistantes, faites d'habitude et de lassitude, mais je
l'aime avec une sorte de passion ... sauvage !
— dirais-je, si je ne craignais d'employer une expression qui
ne saurait concorder avec mon caractère, mon âge
et ma situation. Or, ma femme aurait ri à gorge
déployée lorsque je lui aurais parlé
de ce projet d'union. Alors, vous comprenez, mon cher ami, je n'avais
plus à insister ...
Lamertume fit
une grimace et murmura accablé : « Je
comprends, c'est à cause de ma
couleur ! »
—
Pas de politique ici, mon jeune ami, cria M. Thazar effrayé,
pas de politique ici ! Je vous donne l'assurance la plus
formelle que si vous étiez riche, Madame Thazar n'aurait
point ri.
—
Pauvreté n'est pas vice ! s'écria
Lamertume qui croyait dire quelque chose de très nouveau.
—
Je le sais aussi bien que vous, répliqua M. Thazar en
arpentant le salon avec dignité, et richesse n'est pas
vertu ! Mais remarquez, mon garçon, qu'il ne s'agit
dans le cas présent ni de vice ni de vertu qui sont des
mots, mais bien de pauvreté et de richesse qui sont des
faits. Ô, nous vivons en un temps où seuls les
faits comptent. Ce n'est pas moi qui ai créé cet
état de choses, je le déplore même
à ne vous rien celer, mais je suis bien forcé de
l'accepter. Et je m'y soumets avec d'autant moins de
résignation que c'est pour avoir placé une
confiance trop grande dans la prépotence des mots que j'ai
fini par perdre tous les bénéfices d'un commerce
prospère de vingt années. Oui, pendant vingt ans
j'ai trimé à Port-de-Paix. Ce que j'ai vendu de
petit-salé, de harengs, de morue et de savon ! Ce
que j'ai expédié à
l'étranger de cafés, de bois de
campêche et de gaïac, c'est inimaginable !
Tout cela pour être réduit sur mes vieux jours
à être moins que rien ... Pourquoi
cela ? Parce que dans ma candeur, j'avais pensé
qu'un Haïtien disposant de quelques capitaux avait pour devoir
de les consacrer, de concert avec l'État, à une
oeuvre d'utilité publique ...
—
Ah ! votre contrat ! — fit Lamertume avec
un sourire irrévérent. M. Thazar ne
s'aperçut pas du sourire, mais il s'arrêta net, et
un brusque frisson le secoua.
—
En effet, dit-il d'une voix sourde, mon contrat ... Je suis le
seul exemple d'un homme ruiné par un contrat dans ce
pays ! En savez-vous la raison, mon ami ? Parce que
je l'ai loyalement présenté aux Pouvoir
exécutif et législatif, et que je l'ai
sincèrement exécuté, puis enfin parce
que ayant appartenu à des assemblées politiques
à la suite d'une révolution que j'avais crue
faite au nom des principes de liberté et de
contrôle, je m'étais laissé aller
à prendre pour paroles d'Évangile toutes les
phrases patriotiques et humanitaires que débitaient
pompeusement de fieffés coquins. Il est vrai que je ne me
suis aperçu qu'ils l'étaient qu'au moment
où je leur présentai mon contrat. —
« Vous ne parlez pas
français ! » me disait-on. Je
m'efforçai de m'exprimer le plus purement que possible dans
la langue de Pascal, de Bossuet et de Fénelon, mais
c'était en vain : j'étais de moins en
moins compris. À la fin, le député
Mangoussa me dit : « Palé
francé cé l'agent ! »
Force me fut de vendre tous mes titres sur la caisse d'amortissement
rien que pour payer le rapport du Comité des Travaux publics
de la Chambre, présidé par Mangoussa. —
Ensuite il me fallut faire d'autres sacrifices pour satisfaire la
majorité au vote général. Heureusement
ma famille était en Europe à ce
moment-là !
Lamertume fit
une grimace :
—
Malheureusement, vous voulez dire.
M. Thazar
reprit sèchement : — J'ai dit :
heureusement ! Pendant quatre mois ma maison ne
désemplissait pas de visiteurs, et je puis affirmer que
durant ces quatre mois, il n'est pas un mortel qui se soit
adressé à moi autrement que pour me demander de
l'argent.
« Le
contrat voté à la Chambre, je croyais toucher au
port, mais voilà le Sénat qui n'y voulut rien
comprendre à son tour ! Là on ne me dit pas de
« parler français »,
je dois le reconnaître, mais on employa un autre mot seul
pour désigner exactement le même objet :
— Agencez ! me dit-on.
« C'est
extraordinaire comme on se sert de métaphores expressives
dans ce monde-là !
«J'agençai
le Sénat, qui comprit immédiatement les points
les plus spéciaux de ce malheureux contrat, mais ne vota pas
tout de suite : il me restait une dernière station
à accomplir, le suprême fond du calice
à boire ! Latuile, — Cambronne Latuile,
qui était Ministre des Travaux publics, me tenait en
échec devant le Grand Corps, parce que le contrat lui
semblait trop obscur. Obscur ! Un contrat de distribution
d'eau ! Le couteau sur la gorge, je dus signer un bon de cinq
mille dollars à Latuile, qui trouva aussitôt le
contrat aveuglant de clarté. J'obtins enfin le vote
définitif, mais j'étais ruiné ou
à peu près. Et l'année suivante, la
faillite Poutret est venue m'achever. Ah ! elle m'aura
coûté cher l'expérience des hommes et
des choses de mon pays ... »
Ayant dit
cela, M. Thazar prit une pause et se laissa retomber dans la
dodine ; son visage ravagé par les chagrins,
exprimait une lueur de
sérénité ; toujours
replié sur lui-même, d'avoir parlé lui
avait fait du bien.
Cependant
qu'avait-il dit ? À peu près rien, le
gros de ses souffrances il le gardait enserré dans son vieux
coeur naïf, généreux et bon ...
Il poussa un profond soupir, et, le front soucieux, les prunelles
vagues, il se mit à gratter machinalement sa courte barbe
poivre et sel, oubliant presque la présence de son
interlocuteur.
De ses gros
yeux ronds et stupides, Lamertume le regardait, sans
soupçonner tout ce qu'il y avait de douleur dans cette
existence de brave homme candide, qui après avoir
été aux prises avec la pire des
humanités : celle des politiciens, avait
désormais à supporter, dans un contact de toutes
les heures, les rebuffades de sa famille, laquelle habituée
à une vie de luxe et d'oisiveté, ne lui
pardonnait pas d'avoir perdu par sa faute une position solide et
brillante.
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