EXTRAIT |
Je devais partir. Cet arrachement
imprévisible de Bruno faisait partie du destin que je ne
maîtrisais pas. J'étais née sous une
mauvaise étoile.
Mise dans un avion, transportée
au-dessus du Triangle des Bermudes sur l'océan Atlantique,
je me retrouvai à l'aéroport de New York,
où Marcelle vint me récupérer. Elle se
précipita pour m'embrasser.
Du jour au lendemain, j'eus une nouvelle vie. Je
me retrouvai avec une mère dans un pays inconnu. Je devais
oublier Haïti, Bruno et même Didine.
Connaître d'autres visages, apprendre une nouvelle langue,
découvrir de nouveaux lieux.
Mon école, mon pays, ma musique, mon
père, j'avais tout perdu. Les bruits incessants et les
couleurs vives avaient cédé la place au silence
et au noir. Et j'avais une mère. Être
étrange, insolite, dans mon monde.
Tout était perdu. Le soleil
brûlant de la route menant à l'école,
l'odeur de la lampe à kérosène des
études du soir, les uniformes multicolores des
élèves, le parfum de l'ylang-ylang de chez
Yanick, le goût de l'eau de café du petit
déjeuner, les épaisses piles d'argent de Bruno,
la fragrance de son « Eau
sauvage », le rythme compas de
Nemours Jean-Baptiste, la saveur du hareng matinal de mon
père, le cri du coq à cinq heures du matin, les
hurlements des chiens qui annonçaient les cadavres du jour,
les beignets de la saison de Mardi Gras, le bruit strident de la
guitare déchaînée du blouson noir Boulo
Valcourt, les sourires mesquins des joueurs de cartes, la voix grave de
l'homme de la radio qui rapportait les complots découverts
par le président à vie, la cadence des mots
créoles, l'azur de la mer. Perdu.
☐ pp. 45-46
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