Le
peintre, le poète, le sauvage : les voies du
primitivisme
dans l’art français / Philippe Dagen. -
Paris :
Flammarion, 2010. - 593 p. : ill. ;
18 cm. -
(Champs : arts, 655).
ISBN
978-2-0812-4461-0
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Quand
Philippe Dagen entreprend son examen des voies du primitivisme dans l'art
français,
la question est déjà largement
débattue, mais les
études approfondies fondées sur des recherches
extensives
sont encore rares. Trois d'entre elles retiennent l'attention par leur
ambition :
- Robert
Goldwater, « Le primitivisme dans l'art
moderne »
trad. fr. par Denise Paulme, Paris : Presses universitaire de
France, 1988
- Jean
Laude, « La peinture française et
" l'art
nègre ", 1905-1914 »,
Paris : Klincksieck,
1968
- William Rubin (dir.),
« Le primitivisme dans l'art du 20e
siècle : les artistes modernes devant l'art
tribal » éd. fr. sous la dir. de
Jean-Louis Paudrat,
Paris : Flammarion, 1991
Le
propos de Philippe Dagen s'inscrit dans le prolongement de ces
analyses, mais il souhaite élargir, enrichir et
infléchir
l'assise de la recherche comme les enseignements qui en
découlent :
« Il
se peut (…) que le mot primitivisme puisse s'entendre dans
un
sens plus large que ne l'ont cru ces auteurs, et que cette
redéfinition exige une analyse qui prenne en compte autant
les
écrits que les toiles, les critiques que les peintres, les
philosophes que les artistes. Il se peut encore que l'emploi de cette
notion suggère une cohérence, l'unité
d'un
mouvement d'avant-garde littéraire et artistique,
(…) » (p. 10).
En
d'autres termes, Philippe Dagen n'admet pas que
« l'histoire
de l'art se [réduise] à une chronique des formes,
précise quelque fois, insuffisante le plus
souvent »
(p. 17).
Gauguin
était au cœur, sinon à l'origine, du
mouvement — regard autant porté
sur le
passé que sur l'ailleurs, sur le monde archaïque
que sur le monde exotique.
Philippe Dagen analyse attentivement ce chapitre inaugural du
primitivisme dans l'art français dont il renouvelle la
lecture,
jusqu'à la prise en compte du legs de Gauguin aux
générations suivantes : Matisse, Derain,
Vlaminck, … L'ouvrage se referme sur une
dernière
évocation du peintre sauvage — « sauvage perdu ou sauvage
rêvé ».
Dans une lettre à Charles Morice datée d'avril
1903,
quelques jours avant sa mort, Gauguin s'interrogeait :
« Personne ne m'a rien appris ; il est vrai
que je sais
si peu de choses ! Mais je préfère ce
peu de choses
qui est de moi-même. Et qui sait si ce peu de choses,
exploité par d'autres, ne deviendra pas une grande
chose ? » (cité p. 556).
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EXTRAIT |
Le
primitivisme de Gauguin n'est pas un sujet neuf. (…) La
question
des sources et des curiosités de l'artiste a
été
explorée si souvent que découvrir des
inspirations
inconnues et des références inédites
paraît
impossible. (…) Depuis longtemps on a
suggéré que
les Bretons avaient été ses premiers sauvages, et
les
plus réellement rustiques peut-être qu'il ait
côtoyés de sa vie. Ses écrits et sa
correspondance
abondent assez en professions de foi pour qu'il n'y ait apparemment
plus de problèmes à trancher.
Il faut cependant
prêter attention à l'avertissement que Kirk
Varnedoe a
placé à la première page de son
étude 1,
Les
catalogues d'influences extérieures, pures ou composites,
tout
comme les modèles préétablis d'un
état
primitif véritable, qu'il aurait ou non atteint, ne touchent
pas
au cœur du problème posé par le
primitivisme,
écrit-il
avant de se livrer à l'analyse des enjeux
poétiques de ce
primitivisme. Il y indique tout à la fois les ambitions et
les
difficultés de l'entreprise gauguinienne de restauration de
la
peinture par l'archaïque.
« Ambiguïté »,
« doute
symboliste » : en se démarquant
de la
simplification qui fait de Gauguin un
« vrai »
sauvage, Varnedoe introduit des réserves judicieuses.
À
rebours de l'interprétation issue des premiers disciples, de
Morice à Segalen (…) l'étude de
Varnedoe prend en
considération ce fait patent : l'art de Gauguin ne
se
limite pas à un montage de citations exotiques, ses tableaux
« primitifs » ne sont qu'une
partie très
minoritaire de son œuvre — et ils ne sont
du reste
jamais qu'à demi, incomplètement
« primitifs ». (…)
Varnedoe
est moins convaincant quand il en conclut que
« Gauguin se
révèle peut-être meilleur
prophète dans ses
ambitions que dans ses réussites ». C'est
« sauver » l'artiste
malgré lui
— et d'une accusation
naïve — que de
privilégier de la sorte ses
« bonnes »
intentions modernes. Et c'est assurément faire bon
marché
de sa singularité que de le présenter, pour
finir, en
prophète d'une révolution qui le
dépasse.
(…)
Gauguin
(…) aurait indiqué la voie qu'il n'a pas su
parcourir
jusqu'au bout, mais qu'auraient suivie ses héritiers, ces
cubistes qui allaient, écrit encore Varnedoe,
« trouver dans l'art primitif un catalyseur capable
de
provoquer des ruptures plus décisives avec l'imitation ainsi
qu'une analyse plus approfondie des fondements de la
représentation », et
« s'en servir comme
d'une arme pour se défendre
précisément de ces
ambiguïtés, de cette pénombre et de ces
mystères, que Gauguin trouvait si
fascinants ».
Et
si ces ambiguïtés touchaient à
l'idée
même d'un primitivisme et troublaient la limpidité
du
modèle théorique que Varnedoe
suggère ? Et si
Gauguin ne s'était avisé lui-même de la
discordance
de ses ambitions et de leurs applications picturales et avait
cherché la réussite de son œuvre dans
la mise en
scène de cette discordance ? Et s'il n'avait,
à
Tahiti et aux Marquises, peint que
« l'ambiguïté »
de son
esthétique et n'avait eu d'autre sujet,
particulièrement
durant son second et dernier séjour, que
l'impossibilité
de redevenir primitif et sauvage ?
☐ Les images de la chute, pp. 109-112
1. |
Kirk
Varnedoe, « Gauguin » in William
Rubin (dir.), Le
primitivisme dans l'art du 20e siècle : les
artistes modernes devant l'art tribal, Paris :
Flammarion, 1991 (vol. 1, pp. 179-209) |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Le
peintre, le poète, le sauvage : les voies du
primitivisme
dans l’art français »,
Paris : Flammarion,
1998
|
- « Gauguin
à Montmartre : éléments pour
une étude
du Gauguinisme en 1905 » in Paule Laudon
(éd.), Rencontres Gauguin à Tahiti, Papeete
: Aurea, 1989
- « Têtes
coupées : Gauguin lecteur de Villiers de l'Isle
Adam » in Françoise Cachin
(éd.), Actes
du collogue Gauguin, Musée d'Orsay, 11-13 janvier 1989,
Paris : La Documentation française, 1991
- « L'Australien »,
Paris : Nouvelles éditions Scala (Ateliers imaginaires), 2010
|
- Paul
Gauguin, « Cahier pour Aline »
préface de Philippe Dagen, Paris : Ed. du Sonneur (La Petite collection), 2009
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mise-à-jour : 15
novembre 2013 |
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