Le
navigateur endormi / Abilio Estévez ; trad. de
l'espagnol
(Cuba) par Alice Seelow. - Paris : Grasset, 2010. -
488 p. ; 21 cm.
ISBN
978-2-246-74981-3
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| Il
n'y avait rien à faire, si ce n'est attendre.
☐ p. 412 |
Au
nord de Cuba, sur une plage désolée, les
occupants d'un
bungalow s'efforcent de tromper le temps en attendant que se
déchaîne un ouragan que tous pressentent
dévastateur. Les heures qui passent sont rythmées
par les
caprices d'une horloge fatiguée, démunie
d'aiguilles et
qui sonnait, en outre,
quand bon lui semblait (p. 79). Cette vieille maison de bois devant la
mer
(p. 473), c'est l'île en attente ou, comme le
suggère
l'auteur, une moderne arche de Noé porteuse d'une riche
charge
humaine, et animale — une chienne, chats et poules,
une vache,
une myriade d'oiseaux chanteurs.Alors que dans une chaleur étouffante monte la
menace du
vent et de la pluie, les reclus du bungalow échangent des
souvenirs fragmentés qui ravivent douloureusement les
cicatrices
d'un passé tumultueux : le temps de l'esclavage
pour les
plus anciens, la dictature de Batista, la révolution
castriste
et l'espoir qu'elle a fait lever puis son implacable
déliquescence. Des percées éclairent
cette
oppressante opacité : échos du monde
extérieur — le Nord —
portés par de
rares visiteurs ou amplifiés jusqu'au mirage par les voix de
la
diaspora. Et surtout, la littérature, le
théâtre,
le cinéma, la musique, qui ouvrent des voies de partage et
la
promesse d'un monde sans murs où ne serait pas vain l'espoir
de
vivre plutôt que survivre.Quant au navigateur
endormi, l'un
des plus jeunes occupants de la maison, il prend la mer vers le nord
à bord d'une antique barque au nom
prédestiné, le Mayflower. Devant
lui, les lumières qu'il pense discerner à
l'horizon lui
assignent un but, là-bas, au Nord : Key West, la
Nouvelle-Orléans, Pensacola, Saint Petersburg, Tampa. Le
salut ? — “ Il ne tourne
pas la tête parce qu'il ne
veut pas voir ce qu'il abandonne. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il
abandonne ? Le chemin est devant lui ”
(p. 487). |
EXTRAIT |
Il y a cinq jours, elle est sortie de chez elle pour aller
chercher de l'ail et des oignons. Elle avait
épuisé ces
ingrédients de base, et les repas avaient un goût
de
carton et de bois bouillis. Ses pas la portèrent, sans
qu'elle
l'ait décidé, avenue Carlos III. Puis
elle se
promena autour de l'Université, parmi les acacias et les
lauriers-roses de la côte du Castillo del
Príncipe,
déboucha dans la rue G et passa devant le cinéma
Riviera,
qui programmait Lady
Macbeth en Sibérie, ce
film extraordinaire — Olivero était
d'accord, ils
l'avaient vu ensemble cent fois et pouvaient le réciter par
cœur. Elle passa devant le restaurant El Cochinito et
la pizzeria Vita
Nuova, avec
l'envie de manger quelque chose qui ait un autre goût que
celui
du charbon. Cela étant, comme si sa vraie faim
était une
faim de papier et de carton, elle se retrouva à Cuba
Científica, la
librairie de livres d'occasion qui était toujours
là,
telle une relique, dans la rue 25, en face de la faculté de
biologie.
Elle commença à feuilleter
quelques livres. Elle était aux anges : la
librairie
était déserte, plongée dans un silence
religieux,
et imprégnée de cette odeur de vieux livres qui
lui avait
toujours tant plu. Elle tomba sur une rareté, un volume
précieux publié à Matanzas en 1928, Devocionario lírico d'América
Bobia, une poétesse de Limonar qu'elle ne connaissait pas
— qui d'ailleurs connaîtrait
América
Bobia ? — avec une préface de
Fernando Lles. Et
peu lui importait que les poèmes fussent bons ou mauvais, le
plus probable c'est qu'ils étaient détestables.
L'important était ce petit livre si beau, publié
cinquante ans auparavant.
Elle trouva aussi un exemplaire en parfait
état de La
Cavalerie rouge d'Isaac Babel (le sien était
plutôt en mauvais état).
Après avoir fouillé un peu partout,
elle
découvrit un ouvrage surprenant : un livre
à la
couverture de toile rouge, publié à Madrid en
1887 chez
Luis Navarro. Le titre, Essais
de littérature et de politique,
pas plus que l'auteur, Lord Macaulay, ne l'intéressaient. A
cette époque, qui pouvait s'intéresser aux
opinions
politiques et littéraires de ce whig anglais, mort en
1859 ? Elle se dit que même si c'était
une
rareté, cela ne valait pas la peine de l'acheter. Si elle
l'emportait, le livre ne ferait que décorer sa
bibliothèque et la poussière s'y accumulerait.
Quoi qu'il
en soit, une certaine passion, une curiosité pour tout ce
qui
était ancien la poussèrent à l'ouvrir.
Et, plus
surprenant encore que le livre lui-même, fut ce qu'elle lut
sur
la première page :
A l'encre verte un peu passée, un nom,
une date : Virgilio
Piñera, 1931.
Elle n'hésita plus et décida d'emporter
le livre,
qui, d'ailleurs, ne coûtait que soixante cents.
C'est ainsi que, au lieu d'acheter de l'ail et de l'oignon,
elle
emporta le bréviaire d'une poétesse que personne
ne
connaissait, les récits d'une victime de Staline et le livre
d'un ancien essayiste anglais, pour la seule raison qu'il portait la
signature de l'un des plus grands poètes et conteurs de Cuba
ainsi que, sans aucun doute, son plus grand dramaturge.
☐ pp. 183-184 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « El
navegante dormido », Barcelona : Tusquets (Andanzas), 2008
|
- « Ce royaume t'appartient »,
Paris : Grasset, Bourgois, 1999
- « Palais
lointains », Paris : Grasset, 2004
- « Le
danseur russe de Monte-Carlo », Paris :
Grasset, 2012
- «
L'année du calypso », Paris : Grasset, 2014
|
- « Rue Caraïbes »
photographies de Jean-Pierre Favreau, Indre : En vues
(Impression de voyage, 3), 1999
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mise-à-jour : 22
septembre 2012 |
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