Predrag Matvejevitch
ne doit pas aller en prison !
Le
28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira
peut-être en prison : un sort bien singulier pour un
professeur d'université, ancien enseignant à la Sorbonne,
et dont le seul crime est d'avoir exprimé des opinions trop
tranchées.
Le 3 octobre 2005,
commencent les négociations d'entrée de la Croatie dans
l'Union européenne. Par un hasard du calendrier
— mais en est-ce vraiment un ? —, à
peine un mois plus tard, le 2 novembre, Predrag Matvejevitch,
intellectuel croate de tout premier ordre, est condamné par le
tribunal municipal de Zagreb à deux ans de prison, dont cinq
mois fermes, pour diffamation. Ironie du sort, le même Predrag
Matvejevitch a occupé, en 1997, la chaire européenne du
Collège de France...
Alors,
la presse internationale, notamment italienne et française, se
mobilise en faveur de ce professeur, spécialiste de
littérature comparée, aux choix politiques
courageux : né de mère croate et catholique, de
père d'origine juive et russe, il prend, en 1991, le parti de la
Bosnie, à majorité musulmane, contre les nationalistes
serbes et croates qui rêvent de la dépecer.
Une
position qui n'est en rien évidente à
l'époque : insultes, diffamations en tout genre, son casier
à l'université de Zagreb, où il dirigeait les
études de littérature française, est
mitraillé. C'est le début d'un exil qui le conduit de
Paris à Rome, puis à Trieste.
Durant
toutes les guerres qui ensanglantent l'ex-Yougoslavie, et après,
il lutte sans répit contre les nationalismes, contre les
extrémismes, contre les jusqu'au-boutismes de tous bords et de
toutes origines, exprimant son amour pour une
Méditerranée fraternelle et pacifiée dans des
livres dont le plus célèbre est ce Bréviaire méditerranéen, traduit en plus de vingt langues et, déjà, un classique (Fayard, 1992).
Dans
le cadre de son combat pour une autre vision de l'ex-Yougoslavie, pour
le travail de mémoire et contre les dégâts issus
des purifications ethniques, il se rend en 2001, à Sarajevo,
à l'invitation du Centre français André-Malraux,
en lien avec les équipes d'Arte. Et, de ce séjour, il
tire un texte qui paraît, en Croatie, dans le quotidien Jutarnji
List et qui s'intitule « Nos talibans ».
Ce
texte s'inscrit dans la tradition littéraire des récits
de voyages, mais avec la mélancolie de celui qui se trouve dans
les lieux d'une tragédie qu'il a tenté, à sa
mesure, d'empêcher. Et, au fil de la réflexion,
apparaissent quelques lignes mettant en cause un certain nombre
d'écrivains croates ultranationalistes auxquels Predrag
Matvejevitch attribue une part de responsabilité dans les
désastres de l'ex-Yougoslavie.
L'un
d'entre eux, poète de profession, se considérant
calomnié par l'appellation de « talibans
chrétiens » (titre sous lequel l'article a paru en
Italie) poursuit l'auteur devant le tribunal municipal de Zagreb. Et la
diffamation restant, en Croatie, aujourd'hui encore, un délit
passible d'une peine de prison ferme, c'est à une peine de
prison ferme qu'est condamné l'intellectuel croate.
Jugeant
la sentence inique et indigne d'un Etat de droit, plaidant pour la
liberté d'opinion et de parole, s'insurgeant, en un mot, contre
ce qu'il appelle un « délit de
métaphore », Matvejevitch refuse de faire appel. Le
premier ministre croate lui-même, voyant monter la
réprobation internationale, se déclare personnellement
hostile à l'exécution de la sentence. La Cour de
cassation fait appel devant la Cour suprême de Croatie, et cette
dernière, il y a un mois à peine, rend son verdict et
confirme la sentence du tribunal de première instance : le
28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira en prison.
Quel
sort étrange pour cet esprit encyclopédique et
polyglotte ! Quel scandale pour ce George Steiner croate (car
c'est ainsi qu'il fut reconnu, à ses débuts, en
France) ! Quel singulier destin pour cet intellectuel
européen de haute stature dont les premiers écrits
inspirèrent Sartre et beaucoup d'autres ! Son combat, dans
l'Histoire sombre de la fin du XXe
siècle, a toujours été celui d'un esprit libre et
engagé, dans la tradition même de Sartre
— qu'il a, du reste, bien connu. Son courage fait honneur
à un esprit européen qui s'est, au même moment, si
méthodiquement déshonoré. Et pourtant, le 28
juillet, à 78 ans, il dormira en prison.
« On
n'emprisonne pas Voltaire », disait le général
de Gaulle à propos, encore, de Jean-Paul Sartre. Certes. Mais
Predrag Matvejevitch, lui, qui s'inspire de l'héritage et de
Sartre et de Voltaire, peut-on en conscience le laisser
emprisonner ? La loi croate et la façon dont elle est
appliquée sont-elles compatibles avec les exigences du droit
contemporain et de la liberté d'expression propres aux
démocraties ?
Est-il
acceptable que, dans un pays si proche d'adhérer à
l'Union européenne, une personne coupable du seul délit
d'avoir pris parti publiquement contre un poète en civil dont
chacun connaît les positions ultranationalistes, puisse
être traitée en délinquant ? Et ce reliquat
croate du passé autoritaire de la Yougoslavie peut-il être
soluble dans l'Europe ?
En attendant que l'on trouve une
réponse à ces questions, le 28 juillet, à 78 ans,
Predrag Matvejevitch dormira en prison.
Umberto Eco
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