La chute /
Albert Camus ; dossier et notes réalisés
par Sophie
Doudet ; lecture d'image par Alain Jaubert. - Paris :
Gallimard, 2008. - 212 p. ; 18 cm. -
(Folioplus
classiques, 125).
ISBN
978-2-07-034961-6
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SOPHIE
DOUDET :
[…]
La Chute fait
écho à La
Divine Comédie […].
Désespéré par la mort de
Béatrice, la femme
qu'il aime, le personnage de Dante parcourt, le temps de la semaine
sainte et guidé par le poète Virgile, les neuf
cercles
concentriques du gouffre de l'Enfer. Il parvient ensuite à
gagner l'île du Purgatoire et finit par atteindre le Paradis
où il est accueilli par son aimée. Dans La Chute,
Camus reprend une géographie similaire : tel
Virgile,
Clamence introduit son interlocuteur dans « la
cité
dolente ». Il lui présente
« l'estimable
gorille » qui tient le bar cosmopolite de Mexico-City, lointain
frère de Nemrod, le géant gardien du
neuvième
cercle de l'Enfer qui parle une langue incompréhensible et
qui
passe pour avoir conçu le projet de la tour de Babel.
L'itinéraire qui conduit Clamence et son auditeur, du port
jusqu'à la chambre close du sixième [et dernier]
chapitre en passant
par l'île de Marken 1, est en revanche strictement l'inverse de
celui suivi par Dante et son compagnon. Dans La Chute
en effet, on part du souvenir des îles grecques ou du
rêve
lointain de Java pour s'enliser « au cœur
des
choses » dans la brume de la Venise du Nord.
Définitivement exilé du paradis, le
« héros de notre
temps » qu'est Clamence
découvre au lecteur le visage de l'enfer moderne :
Lucifer
ne déchire plus, comme chez Dante, Judas, Brutus et Cassius,
mais dans « l'enfer bourgeois, naturellement
peuplé
de mauvais rêves », les hommes assurent
eux-mêmes des châtiments qui n'ont plus rien
à
envier aux tortures inventées par les dieux de l'Olympe ou
par
les démons du Jugement dernierr.
[…]
☐ Le texte
en perspective, pp. 143-144 1. | La
petite île de Marken, à une vingtaine de kilomètres
au nord d'Amsterdam, a été reliée au continent par
une digue en 1957. |
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EXTRAITS |
La
Hollande est un songe, monsieur, un songe d'or et de fumée,
plus
fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe
est
peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant
rêveusement sur
leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes
funèbres
qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers,
le
long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs
nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient,
somnanbules, dans l'encens doré de la brume, ils ne sont
plus
là. Ils sont partis à des milliers de
kilomètres,
vers Java, l'île lointaine. Ils prient ces dieux
grimaçants de l'Indonésie dont ils ont garni
toutes leurs
vitrines, et qui errent en ce moment au-dessus de nous, avant de
s'accrocher, comme des singes somptueux, aux enseignes et aux toits en
escaliers, pour rappeler à ces colons nostalgiques que la
Hollande n'est pas seulement l'Europe des marchands, mais la mer, la
mer qui mène à Cipango, et à ces
îles
où les hommes meurent fous et heureux.
☐
p.
17
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Un village
de poupée, ne trouvez-vous pas ? Le pittoresque
ne lui a pas été
épargné ! Mais je ne
vous ai pas conduit dans cette île pour le pittoresque, cher
ami.
Tout le monde peut vous faire admirer des coiffes, des sabots et des
maisons décorées où des
pêcheurs fument du
tabac dans l'odeur de l'encaustique. Je suis un des rares, au
contraire, à pouvoir vous montrer ce qu'il y a d'important
ici.
Nous
atteignons la digue. Il faut la suivre pour être aussi loin
que possible de ces trop gracieuses maisons. Asseyons-nous, je vous en
prie. Qu'en dites-vous ? Voilà, n'est-ce pas, le
plus beau
des paysages négatifs ! Voyez, à notre
gauche, ce
tas de cendres qu'on appelle ici une dune, la digue grise à
notre droite, la grève livide à nos pieds et,
devant
nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se
reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou,
vraiment !
☐
p.
61
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La
chute », Paris : Gallimard, 1956
- « La chute », Paris : Gallimard (Folio, 10), 1971
- « La chute » in Œuvres, Paris : Gallimard (Quarto), 2013
|
- « Amour de vivre »,
in L'envers et
l'endroit, Paris : Gallimard (Folio-essais, 41),
1994
- Préface
à : Jean Grenier, Les îles,
Paris : Gallimard
(L'Imaginaire, 11), 1977
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mise-à-jour : 20 août 2021 |

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