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Le Monde • Idées, 24 Novembre 2018

En refusant à plus de 56 % la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, le référendum du 4 novembre ne marque pas la fin d'une revendication.
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Respectons le deuil kanak,
reportons le référendum

Le Monde, 24 novembre 2021
Michel Naepels, « Histoire de terres kanakes : conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou (Nouvelle Calédonie) », Paris : Belin (Socio-histoires), 1998
« Les rivages du temps : histoire et anthropologie du Pacifique » textes réunis par Isabelle Merle et Michel Naepels, Paris : L'Harmattan (Cahiers du Pacifique Sud contemporain, 3), 2003
« Terrains et destins de Maurice Leenhardt » sous la dir. de Michel Naepels et Christine Salomon, Paris : École des hautes études en sciences sociales, 2007
Michel Naepels, « Ethnographie, pragmatique, histoire : un parcours de recherche à Houaïlou, Nouvelle-Calédonie », Paris : Publications de la Sorbonne (Itinéraires), 2011
Michel Naepels, « Conjurer la guerre : violence et pouvoir à Nouaïlou (Nouvelle-Calédonie) », Paris : École des hautes études en sciences sociales (En temps & lieux, 41), 2012

En Nouvelle-Calédonie, un non en trompe-l'œil

Michel Naepels, anthropologue



 Tu vois, qu'on puisse parler ici ensemble, un Noir et un Blanc, c'est ça les accords de Matignon. ”


C'est par ces mots qu'Henri Néwau, un de mes interlocuteurs dans un village de la vallée de Houaïlou, conclut notre rencontre, lors de mon premier séjour en 1991. La Nouvelle-Calédonie, tendue, sortait de la période violente des “ événements ”, achevée par la prise d'otage et l'assaut de la grotte d'Ouvéa au printemps 1988. Le passif colonial était considérable. La stricte ségrégation mise en place au XIXe siècle reflétait un projet spécifique de colonisation de peuplement ayant entraîné de très importantes spoliations foncières. La fin du régime de l'indigénat en 1946, puis l'accès au suffrage universel intégral en 1957, avaient rendu quelque liberté à un peuple colonisé héritier de plus de trois mille ans de présence dans l'archipel. La revendication indépendantiste kanak apparut néanmoins tardivement, le premier bachelier kanak n'étant diplômé qu'en 1962 — alors que le peuplement de l'archipel se poursuivait, encouragé dans les années 1970 par le premier ministre, Pierre Messmer, pour prévenir toute possibilité d'indépendance en rendant les Kanak minoritaires en Nouvelle-Calédonie.

DYNAMIQUE DE DÉCOLONISATION
Les accords de Matignon signés en 1988 ont permis le retour à la paix et un début de rééquilibrage social. L'accord de Nouméa en 1998 est allé beaucoup plus loin, en concevant une dynamique de décolonisation par la délimitation d'une quasi-citoyenneté (un corps électoral restreint), d'importants transferts de compétences, et la définition d'un projet de société, le “ destin commun ”, associant les Kanak aux personnes installées de longue date en Nouvelle-Calédonie dans une nouvelle souveraineté. Comme l'écrit le préambule de l'accord de Nouméa : “ Il convient (…) de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d'une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie. ”

En refusant à plus de 56 % la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, le référendum du 4 novembre ne marque pas la fin d'une revendication. C'est même une victoire pour les indépendantistes. Tout d'abord, parce que le rejet de l'indépendance  est moindre que ce qui était annoncé (les sondages des derniers mois situant le non entre 63 % et 70 %). Ensuite, parce que les résultats font apparaître une corrélation générale entre l'ampleur du vote pour le oui et la proportion de Kanak dans la population. Une analyse plus fine montrerait que des conflits locaux ont pu limiter l'adhésion kanak à l'indépendance dans certaines communes, mais aussi que, dans le grand Nouméa, un nombre inattendu de non-Kanak, Européens, originaires de Wallis et Futuna ou de Polynésie française, métis, ont voté pour l'indépendance — sachant qu'il est bien difficile de définir les limites de l'appartenance communautaire. De ce point de vue, le discours d'Emmanuel Macron, le 4 novembre, est très frappant : le “ dialogue ” et la “ paix ”, qui sont au cœur des accords de Matignon, y apparaissent à plusieurs reprises comme les acquis essentiels des trente dernières années. Mais le président de la République n'a pas mentionné les termes centraux de l'accord de Nouméa, “ décolonisation ”, “ souveraineté ”, “ destin commun ” et “ peuple kanak ” — le terme kanak n'étant reconnu que du bout des lèvres pour “ saluer l'engagement (…) des autorités coutumières kanak dans la campagne du référendum.

La question est pourtant loin d'être résolue par ce référendum. Tout d'abord parce que l'accord de Nouméa, constitutionnalisé, prévoit un ou deux autres rérérendums, dans deux et quatre ans. Et aussi parce qu'au terme de cette période, la future relation de la Nouvelle-Calédonie avec la France — indépendance-association ou Etat fédéré — demeure à inventer. Pendant la seconde guerre mondiale, Henri Néwau avait été volontaire pour défendre la France libre, et participé à la bataille de Bir Hakeim. Ce lien privilégié avec la France ne l'a pas empêché de dire jusqu'aux derniers jours de sa vie que, “ pour l'indépendance, la consigne demeure ”.

Michel Naepels
Anthropologue et historien, directeur d'études
à l'École des hautes études en sciences sociales
(EHESS) et directeur de recherche au CNRS


Le Monde, 2018