économie et environnement, un débat historique
Loïc Charles
La
démission de Nicolas Hulot souligne encore plus, s'il en
était besoin, la place de l'impact environnemental des
activités économiques dans le débat public.
Réchauffement climatique, pollution et recyclage sont autant
d'enjeux liés directement à des concepts
économiques fondamentaux comme la croissance économique
et la valeur. Ces questions font régulièrement
l'actualité, mais elles ne sont presque jamais envisagées
au regard de leur profondeur historique. Pourtant, comme l'a
montré l'historien Fredrik Albritton Jonsson dès 2010,
l'adoption d'une telle perspective permet de clarifier le cadre
conceptuel de ces débats récurrents (« Rival
Ecologies of Global Commerce : Adam Smith and the Natural
Historians », The American Historical Review, décembre 2010).
Le siècle des Lumières voit naître une
réflexion sur les rapports entre le
« commerce » — c'est-à-dire les
activités économiques dans le sens de
l'époque — et la nature. La mise en exploitation
intensive des espaces coloniaux, la circulation globale des savoirs,
des plantes et des marchandises mettaient en danger le fragile
équilibre écologique qui existait jusqu'alors. Selon F.A.
Jonsson, les hommes des Lumières ont élaboré deux
types de discours économique pour répondre aux
anxiétés nées de ces risques liés à
la modernité. Les naturalistes et la plupart des
économistes proposent d'intervenir pour diriger ou rediriger le
développement des activités économiques dans une
direction compatible avec le maintien de la biomasse et de la
biodiversité. A l'inverse, Adam Smith, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), affirme que les marchés accompliront cette tâche de la manière la plus efficace.
Planification rigoureuse
En
Nouvelle-Angleterre, le naturaliste suédois Pehr Kahn s'offusque
de l'imprévoyance des propriétaires de troupeaux qui
surexploitent les prés et qui, après avoir
augmenté la taille de leur cheptel à moindre coût,
sont confrontés au manque de nourriture lié à la
désertification des terres. Ils sont alors obligés de
réduire leur activité ou de coloniser de nouveaux espaces
au détriment des Indiens. De l'autre côté de la
planète, le voyageur naturaliste et physiocrate Pierre Poivre,
nommé administrateur civil de l'île Bourbon (actuelle
île de La Réunion) en 1767, constate que la
déforestation due à l'établissement de nouveaux
colons provoque après quelques années de culture
intensive un appauvrissement rapide des terres. Pour contrer ce
processus qui risque d'altérer irrémédiablement la
biomasse de l'île, Poivre imagine une planification
environnementale visant à rétablir son équilibre
écologique et la productivité agricole. Il promeut des
cultures d'exportation moins agressives que la canne à sucre et
le café, comme les épices. Simultanément, il
conçoit une réorganisation complète de la gestion
des terres basée sur une planification rigoureuse favorisant des
cultures vivrières dont les variétés auraient
été sélectionnées par les naturalistes pour
leur adaptation à l'environnement de l'île.
Ce
modèle de gestion de l'environnement est fondé sur trois
principes. Premièrement, il existe un ordre naturel dont l'homme
n'est qu'une des composantes. Deuxièmement, l'essor du
capitalisme menace cet ordre par la surexploitation des ressources.
Troisièmement, il faut mettre en place une régulation
scientifique des ressources naturelles.
Pour
Adam Smith et les économistes classiques, ces
préoccupation sont futile, car les forces de l'offre et de la
demande laissées libres d'agir suffisent à réguler
les échanges entre l'homme et la nature. La mauvaise gestion de
l'environnement par certains agents augmentera les prix de certains
facteurs de production devenus rares. Dès lors, les agents
cesseront leurs comportements prédateurs, non par respect pour
la nature, mais du fait de leur intérêt bien compris. Au
pessimisme des naturalistes et de certains économistes, ils
opposent une vision optimiste fondée sur la foi dans les vertus
compensatrices du marché. A bien des égards, deux
siècles et demi plus tard, nous en sommes toujours
là !
Loïc Charles
professeur d'économie à l'université Paris-VIII
Le Monde, 2018