Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde Supp. Éco&Entreprise (Dimanche 2 - Lundi 3 septembre 2018).

Au cœur de l'océan Indien, le gouverneur Pierre Poivre entend concilier équilibre écologique et productivité agricole.
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Richard Grove, « Les îles du Paradis : l'invention de l'écologie aux colonies, 1660-1854 », Paris : La Découverte, 2013
Pierre Poivre, « Mémoires d'un botaniste et explorateur », La Rochelle : La Découvrance, 2006

économie et environnement, un débat historique

Loïc Charles


    La démission de Nicolas Hulot souligne encore plus, s'il en était besoin, la place de l'impact environnemental des activités économiques dans le débat public. Réchauffement climatique, pollution et recyclage sont autant d'enjeux liés directement à des concepts économiques fondamentaux comme la croissance économique et la valeur. Ces questions font régulièrement l'actualité, mais elles ne sont presque jamais envisagées au regard de leur profondeur historique. Pourtant, comme l'a montré l'historien Fredrik Albritton Jonsson dès 2010, l'adoption d'une telle perspective permet de clarifier le cadre conceptuel de ces débats récurrents (« Rival Ecologies of Global Commerce : Adam Smith and the Natural Historians », The American Historical Review, décembre 2010).

    Le siècle des Lumières voit naître une réflexion sur les rapports entre le « commerce » — c'est-à-dire les activités économiques dans le sens de l'époque — et la nature. La mise en exploitation intensive des espaces coloniaux, la circulation globale des savoirs, des plantes et des marchandises mettaient en danger le fragile équilibre écologique qui existait jusqu'alors. Selon F.A. Jonsson, les hommes des Lumières ont élaboré deux types de discours économique pour répondre aux anxiétés nées de ces risques liés à la modernité. Les naturalistes et la plupart des économistes proposent d'intervenir pour diriger ou rediriger le développement des activités économiques dans une direction compatible avec le maintien de la biomasse et de la biodiversité. A l'inverse, Adam Smith, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), affirme que les marchés accompliront cette tâche de la manière la plus efficace.


    Planification rigoureuse

    En Nouvelle-Angleterre, le naturaliste suédois Pehr Kahn s'offusque de l'imprévoyance des propriétaires de troupeaux qui surexploitent les prés et qui, après avoir augmenté la taille de leur cheptel à moindre coût, sont confrontés au manque de nourriture lié à la désertification des terres. Ils sont alors obligés de réduire leur activité ou de coloniser de nouveaux espaces au détriment des Indiens. De l'autre côté de la planète, le voyageur naturaliste et physiocrate Pierre Poivre, nommé administrateur civil de l'île Bourbon (actuelle île de La Réunion) en 1767, constate que la déforestation due à l'établissement de nouveaux colons provoque après quelques années de culture intensive un appauvrissement rapide des terres. Pour contrer ce processus qui risque d'altérer irrémédiablement la biomasse de l'île, Poivre imagine une planification environnementale visant à rétablir son équilibre écologique et la productivité agricole. Il promeut des cultures d'exportation moins agressives que la canne à sucre et le café, comme les épices. Simultanément, il conçoit une réorganisation complète de la gestion des terres basée sur une planification rigoureuse favorisant des cultures vivrières dont les variétés auraient été sélectionnées par les naturalistes pour leur adaptation à l'environnement de l'île.

    Ce modèle de gestion de l'environnement est fondé sur trois principes. Premièrement, il existe un ordre naturel dont l'homme n'est qu'une des composantes. Deuxièmement, l'essor du capitalisme menace cet ordre par la surexploitation des ressources. Troisièmement, il faut mettre en place une régulation scientifique des ressources naturelles.

    Pour Adam Smith et les économistes classiques, ces préoccupation sont futile, car les forces de l'offre et de la demande laissées libres d'agir suffisent à réguler les échanges entre l'homme et la nature. La mauvaise gestion de l'environnement par certains agents augmentera les prix de certains facteurs de production devenus rares. Dès lors, les agents cesseront leurs comportements prédateurs, non par respect pour la nature, mais du fait de leur intérêt bien compris. Au pessimisme des naturalistes et de certains économistes, ils opposent une vision optimiste fondée sur la foi dans les vertus compensatrices du marché. A bien des égards, deux siècles et demi plus tard, nous en sommes toujours là !

Loïc Charles
professeur d'économie à l'université Paris-VIII

Le Monde, 2018