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Le Monde, 26 Novembre 2021
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Les Kanak ont suffisamment connu le temps du “ pays sans nous ”, le temps de l'indigénat Louis-José Barbançon L’historien, spécialiste de la colonisation calédonienne, explique pourquoi le référendum d’autodétermination, prévu le 12 décembre, perdrait sa légitimité sans la participation du “ peuple originel ”. En Nouvelle-Calédonie, ni les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, ni celui de Nouméa, en 1998, n’ont répondu définitivement à la question : “ Si la démocratie se révèle être un obstacle à la décolonisation, laquelle de ces deux notions devient prioritaire ? ” Il n’y a pas de réponse prédéfinie. La réponse, une fois de plus, devrait être donnée par l’histoire. Nous y sommes. Depuis l’annonce du maintien de la date du 12 décembre, pour la troisième consultation référendaire prévue par l’accord de Nouméa, la thèse officielle est que la réponse est juridique. Ce référendum ne serait que l’achèvement de l’accord de Nouméa, la fin d’un processus politico-juridique presque mécanique. Sur le plan du droit, cette approche n’est guère contestable. Sauf qu’elle nie la cause originelle. En effet, s’il y a référendum, c’est parce que, un jour de septembre 1853, la France a planté son drapeau sur une terre du Pacifique et en a pris possession. Sans cet acte initial, point de référendum. Il est donc nécessaire que tous les descendants de ceux qui étaient présents le 24 septembre 1853, et à qui on n’a pas demandé leur avis, participent au référendum. Sans eux, cette consultation conserverait sa légalité, mais perdrait sa légitimité car elle reviendrait à décider du destin du pays sans le peuple originel. Les Kanak ont suffisamment connu le temps du “ pays sans nous ”, le temps de l’indigénat. DANS LA VIE RÉELLE Ce troisième référendum a un double objectif : clore la séquence politique de l’accord de Nouméa et tenter de clore démocratiquement la séquence historique commencée en 1853. Ce double objectif ne sera pas atteint si la très grande majorité du peuple kanak n’y participe pas. Il ne faut pas occulter cette réalité. On peut s’en offusquer, elle peut agacer mais elle s’impose à nous. Nombreux sont ceux qui ont choisi de la nier ou de la contourner. La pratique démocratique leur en fournit le moyen. Tous les juristes s’accordent à démontrer que cette consultation sera légale et incontestable car une non-participation à un scrutin référendaire ne peut pas être considérée comme une cause d’invalidation, d’autant qu’un quorum n’est pas requis. Dans cette logique, les indépendantistes ne seraient qu’une partie du corps électoral concerné par le vote. Ce n’est pas faux, si l’on se contente d’une réalité de papier, toute théorique. Dans la vie réelle, ce n’est pas qu’une composante d’un corps électoral défini qui refuse de participer, c’est un peuple, le peuple kanak, le peuple primo-concerné. Les résultats des deux premiers référendums ont apporté une réponse claire : entre 80 % et 85 % des électrices et électeurs kanak et près de 95 % de la jeunesse kanak ont voté oui. Ne pas entendre ce cri de la jeunesse kanak relève de la surdité, ne pas voir que c’est tout un peuple qui s’est exprimé relève de la cécité. On a le droit de le regretter. On a le droit d’être dépités ou indignés en pensant à tout ce que la France a fait ou a contribué à faire depuis la fin de l’indigénat en matière de santé, d’enseignement, d’équipements routiers ou collectifs, de développement économique et récemment d’investissement industriel. Le fait est que, malgré tous ces progrès et ces efforts, dont les Kanak sont tout à fait conscients, ces derniers veulent quand même que leur pays accède à la pleine souveraineté. Le fait est aussi qu’ils vivent leur revendication comme une conséquence de tout ce que la France leur a pris, mais également, leur a appris et leur a donné. Très majoritairement, la revendication kanak n’est pas une revendication antifrançaise. Pas encore. EXEMPLES DE 1984 ET DE 1987 La marge de manœuvre du gouvernement est donc étroite, mais il sait très bien ce qu’il ne faut pas faire. Les exemples de 1984 et de 1987 sont là. L’envoi de 2 000 gendarmes supplémentaires, de 130 véhicules militaires, de 30 blindés, de deux hélicoptères Puma, d’un avion de transport Casa et d’un navire de guerre, pour sécuriser le référendum, peut se justifier dans le cadre du maintien de l’ordre républicain. Il a néanmoins des limites dans le sens où, implicitement, il désigne un adversaire. Or, le pacte républicain commande que le peuple kanak ne peut pas être un ennemi. Dans leur pays, le seul qu’ils possèdent, les Kanak ne doivent jamais être vus comme des ennemis, même supposés, autrement, nous serions toujours dans une situation coloniale. Un non-sens pour la République française au XXIe siècle. Rappelons également que la cause déclenchante en 1988, a été, contre la demande du FLNKS, le maintien de la date des élections locales le même jour que le premier tour de l’élection présidentielle. Déjà une date, déjà la présidentielle, déjà le refus d’admettre la réalité d’un peuple kanak, à la suite du référendum du 13 septembre 1987, qui avait donné 98 % de oui à la France. Certes, nous ne sommes plus dans le même contexte, mais la fragilité de la situation devrait inviter à la prudence. Un scénario catastrophe est toujours possible. Quant à l’interaction démocratie-décolonisation, le temps n’est-il pas venu de donner de nouvelles définitions à ces termes et d’élargir leur champ d’action réciproque ? Déjà, en constitutionnalisant un corps électoral bloqué, l’adaptation de la démocratie a commencé. Déjà, en élargissant le corps électoral au-delà du seul peuple colonisé, la notion de décolonisation a été modifiée, comme elle a été modifiée quand ont été admis autour de la table à Matignon, en 1988, les représentants des loyalistes. En se fondant sur ces précédents, il faut aller encore plus loin. Reste à savoir qui aura le courage de se lancer dans une révision déchirante des thèses ? Ce n’est ni par un retour dans le passé, ni par un recours aux solutions du passé que la France peut contribuer à une résolution paisible et durable de la question calédonienne. C’est dans l’audace de formuler des solutions nouvelles qui tiendraient compte du fait que, sur place, en Nouvelle-Calédonie — ou en Kanaky si vous préférez —, la seule réponse possible au oui et au non, c’est le “ nous ”. Source : Le Monde
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