Café Martinique
/ Derek Walcott ; trad. de l'anglais par Béatrice
Dunner. - Monaco : Éd. du Rocher, 2004. - 151 p. ;
22 cm. - (Anatolia).
ISBN 2-268-05099-8
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NOTE DE L'ÉDITEUR : Derek Walcott, depuis plus de vingt
ans, publie régulièrement ses textes dans The
New York Review of Books, The New Republic, et d'autres revues
encore. On trouvera dans les essais de Café Martinique
sa vision, émouvante et lucide, des paradoxes de la culture
antillaise ; son discours de réception du prix Nobel ;
une lettre à l'écrivain français des Antilles
Patrick Chamoiseau ... Quel que soit le sujet, Walcott l'essayiste
y déploie toujours la force lyrique, l'intelligence syncrétique
qui ont fait de lui une des grandes voix de la poésie
de notre temps.
« Nous, gens des
colonies, nous partions de ce constat fiévreux, débilitant,
que rien, jamais, ne pourrait se construire parmi ces cases croulantes,
ces arrière-cours déchaussées, ces toitures
moisies : qu'étant pauvres, le théâtre
de toute notre existence était d'ores et déjà
dressé. Ainsi, nous nous distribuions tout naturellement
le rôle du martyr, avec la conviction mélodramatique
que nous étions porte-parole de toute une ère,
et que notre ego exacerbé obéissait à leur
volonté. En notre enfance simple et schizophrène,
on pouvait mener deux vies : la vie intérieure, celle
de la poésie, et la vie extérieure, celle de l'action,
et du dialecte. Et pourtant, les écrivains de ma génération
ont été tout naturellement des assimilateurs. Nous
connaissions la littérature des empires, grec, romain,
britannique, par leurs principaux classiques ; et le patois
des rues, comme la langue de l'école, brouillait l'ivresse
de la découverte. Puisqu'il n y avait rien, c'est donc
que tout était à faire : c'est de cette ambition
prodigieuse que nous sommes partis. »
❙ Derek Walcott (1930-2017) a reçu le prix Nobel de littérature
en 1992 et vit actuellement entre New York et Castries, sur l'île
de Sainte-Lucie. Le
Chien de Tiepolo, son long poème narratif dédié
au peintre Camille Pissarro, paraît simultanément
dans la même collection.
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EXTRAIT |
[…]
Le génie antillais est
condamné à se contredire. Célébrer
Perse, pourrait-on nous faire remarquer, c'est célébrer
le vieux système des plantations, le béké
qui inspecte à cheval ses domaines, les vérandas,
les serviteurs mulâtres, le français parlé
par ces Blancs sous leur casque colonial immaculé ;
c'est cultiver la rhétorique de la condescendance et de
la hauteur. Et même si Perse a nié ses origines
— les grands écrivains ont souvent cette idée
folle d'essayer de brouiller leur piste —, nous ne pouvons
le rejeter, pas davantage que nous ne pouvons nier l'Africain
Aimé Césaire. Rien à voir avec l'adaptation,
c'est la république paradoxale de la poésie :
quand je vois des choux palmistes onduler au vent de l'aube,
je m'imagine toujours qu'ils récitent du Perse.
Cette poésie embaumée,
privilégiée, dont Perse commémore son passé
d'enfant blanc, et la musique indienne que déversent les
haut-parleurs derrière les jeunes archers bruns de Felicity,
avec les mêmes choux palmistes sur fond de même ciel
antillais, me poignent pareillement le cœur. Devant les poèmes,
devant les visages, la même fierté m'étreint.
Pourquoi serait-ce extraordinaire, au regard de l'histoire des
Antilles ? L'histoire du monde, autrement dit, pour nous,
celle de l'Europe, est un long récital de déchirements
inter-tribaux, de purifications ethniques. Enfin, des îles
qui écrivent, et non plus des îles qui se laissent
décrire ! Les palmiers, les minarets des mosquées
sont les points d'exclamation des Antilles. Enfin ! Les
palmiers de la Guadeloupe connaissent Éloges par
cœur.
[…]
Un jeune garçon à
la vue basse fait ricocher un galet plat sur les eaux lisses
de la mer Égée, et le mouvement banal de ce bras
arrondi ramasse en une seule gerbe tous les vers bondissants
de l'Iliade et de l'Odyssée ; un autre
enfant pointe son arc de bambou sur une fête de village,
un autre encore entend le froissement rythmé des choux
palmistes au lever du soleil, aux Antilles, et c'est de ce son,
des fragments du mythe tribal qu'il contient, que va naître
la course pressée de l'épopée de Perse,
à des siècles, à des archipels de distance,
Pour le poète, c'est toujours le matin du monde, l'histoire
est une nuit d'insomnie vite oubliée. L'Histoire et les
peurs ancestrales président toujours à nos premiers
commencements : car le destin de la poésie est de
tomber amoureuse du monde, malgré l'Histoire.
☐ pp. 106-108
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « What the twilight says », New York : Farrar, Straus and
Giroux ; London : Faber and Faber, 2000
| - « Le royaume du fruit-étoile » éd. bilingue, Saulxures : Circé, 1992
- « Heureux le voyageur »
éd. bilingue, Saulxures : Circé, 1993
- « Ti-Jean et ses
frères », Belfort : Circé, 1997
- « Raisins de mer »,
Essertines-sur-Rolle : Éd. Demoures, 1999
- « Rêve sur
la montagne au singe », Essertines-sur-Rolle :
Éd. Demoures, 2000
- « The
Haitian trilogy », New York : Farrar, Straus and Giroux, 2002
- « Une autre vie »,
Paris : Gallimard, 2002
- « Le
chien de Tiepolo : poème à Camille Pissarro »,
Monaco : Éd. du Rocher, 2004
- « La lumière du monde » éd. bilingue, Belval : Circé, 2005
- « Paramin » peintures de Peter Doig, Arles : Actes Sud, 2016
| - Jason
Allen-Paisant, « Théâtre dialectique postcolonial : Aimé Césaire et
Derek Walcott », Paris : Classiques Garnier (Études sur le théâtre et
les arts de la scène, 7), 2017
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mise-à-jour : 17 septembre 2017 |
Derek Walcott est né à Saint Lucia en 1930 ; c'est là qu'il est mort le 17 mars 2017. Poète et homme de théâtre, il avait reçu le Prix Nobel de littérature en 1992. |
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