NOTE DE L'ÉDITEUR
: L’après-guerre, dans une Nouvelle-Calédonie qui
ne dit pas son nom mais que chacun reconnaîtra sans peine.
Quelques têtes brûlées se sont retrouvées,
unies par un mal commun, au large de la grande île, sur un rocher
transformé en léproserie. La maladie qui les ronge,
séquelle d’un autre âge, non encore soignée
à l’époque par des moyens modernes, fait
d’eux des exclus, des parias dont on s’écarte dans
les lieux publics, à qui sont refusées pour jamais les
simples douceurs du monde — et d’abord celles de
l’amour. Tout se passera le temps d’une nuit.
Ce soir-là un grand bal masqué réunit le gratin de
la capitale sur les terrasses du Biarritz. C’est
l’occasion, pour trois des oubliés exilés au large,
d’approcher le monde qui leur est interdit :
déguisés en moines rouges et conduits par un des leurs,
Edgar le Caldoche, ils abordent non loin de la plage en fête et,
méconnaissables sous leur masque, se risqueront à revenir
quelques heures parmi les vivants, prêts à caresser
à nouveau d’anciens rêves, à tenter un
impossible retour sur scène, à fomenter au besoin quelque
terrible mauvais coup, histoire de finir en beauté …
L’espoir luit un instant, quelques beautés au corps
tentateur font signe dans la nuit, des souvenirs oubliés
reprennent vie. Mais le petit matin approche et il faut regagner
l’îlot-prison. Edgar, sous le ciel d’encre, conduit
la baleinière d’une main sûre. Il songe un instant
à jeter l’esquif contre les dents de corail qui montent la
garde avant la mer libre : les requins se chargeront bien du
reste … Il renonce à cela, dépose ses
sompagnons sur leur rocher, explique qu’il reprend la barque pour
aller lever les filets, et met le cap droit au large : le chemin
dont on ne revient pas.
Rien n’est dit, et c’est tant mieux, qui nous permette
d’éclairer cette histoire mangée de nuit. A nous de
tâcher d’y voir un peu entre les lignes … Les
parias sont de toutes les époques, de toutes les terres. La
maladie qu’ils portent en eux — sang impur, contagion
réelle ou fantasmée — importe peu au fond :
leur rôle ici-bas n’est que de conforter leurs
frères « purs », leurs frères
« sains » dans la mascarade d’une norme
rassurante. A eux la souffrance, l’humiliation, la
dépossession. Aux autres, plaisirs, gloire, fortune et bonnes
fortunes — mais non point cet amer bienfait promis aux seuls
errants : cette lucidité qui permet de savoir avec
certitude que l’unique bien commun à tous les hommes,
princes ou mendiants, a nom exil.
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LE MONDE DES LIVRES, 6 août 1999 : [Pierre Lestrade] met en scène,
vers 1946, le thème connu
des lépreux encagoulés envahissant un bal masqué :
la hideur incognito, la contagion en embuscade. Une bonne manière
de peindre et de critiquer la société coloniale
comme le fait le héros. Noble, révolté par
ses souvenirs du temps où personne n'hésitait à
lui serrer la main, compatissant envers ses camarades de douleur,
et dur avec lui-même jusqu'au sacrifice libérateur.
Si le personnage est romantique, la prose est parnassienne,
les mots y prennent des couleurs, des parfums, du goût,
et cette élégie sensuelle du « Caillou »
compte plus, en définitive, que la fable sans moralité
du lépreux masqué.
☐ Jean Soublin
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