L'île / Giani
Stuparich ; traduit de l'italien et postfacé
par Gilbert Bosetti. - Lagrasse : Verdier, 2006. - 89 p. ; 18 cm. - (Verdier pohe).
ISBN 978-2-86432-477-5
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LIBÉRATION, 6 avril 1989 : […]
L'île est celle de Lussinpiccolo [Lŏsinj],
au large de l'Istrie, où est né son père.
Celui-ci, atteint d'un mal incurable, convie le fils à
une dernière rencontre sur le lieu doublement mythique
des origines de la famille et de l'adolescence de l'auteur. Déjà
sur le bateau, il se rend compte que « cette mer était
la sienne : le royaume illimité de ses années
adolescentes, son refuge, l'amie de sa jeunesse »,
mais que « l'homme né sur l'île était
fait pour courir le monde et ne revenir qu'à la dernière
extrémité ». Et si l'île lui apparaît
abandonnée au milieu de l'immensité infranchissable
de la mort, elle est aussi le lieu de tout commencement, comme
le rappelle le père évoquant « l'îlot
de l'amour, où l'on s'échangeait les baisers sous
les basses tonnelles, avec les grappes qui se balançaient
entre les lèvres des amants ».
Se rapprocher du père,
le but du voyage, s'avère bientôt douloureusement
impossible, et un sentiment de solitude s'empare de l'auteur.
Il faut partir : « Le fils vit l'île diminuer,
s'évanouir à l'horizon, dans la lumière
immense de la mer. Ce fut alors que, pour la première
fois, il eut précisément et clairement conscience
de ce qu'il perdait en perdant son père ».
Ainsi est Giani Stuparich, tenté d'explorer, quand le
monde une fois encore est délabré par la barbarie
de la guerre, une totalité originelle, non historique,
et dont l'île est le symbole. Mais si on ne peut pas arrêter
la mort, on ne peut non plus revenir en arrière.
[…]
Jean-Baptiste Marongiu
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LE MONDE, 21 avril 1989 : Un père, être solaire, solitaire
et libre comme un dieu, va mourir d'un cancer à l'œsophage,
un étranglement à la hauteur de la troisième
côte. Il le sait : l'issue fatale ne traînera
pas. Mais avant que le « crabe » qui le
ronge et se nourrit de ses fibres ne l'étouffe, il désire
revoir, en compagnie de son fils, l'île de ses ancêtres,
au large de l'Istrie. A l'appel du père, le fils quitte
ses chères montagnes pour s'embarquer avec le fier condamné.
Et tous deux, sous « un grand ciel pâle à
l'intense lumière » abordent à l'écueil
de leur origine, planté dans la mer.
Jean-Noël Schifano
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EXTRAIT |
Il
se pencha à la fenêtre. À la fenêtre voisine
se trouvait son père ; de son maillot sortaient ses
épaules anguleuses et ses bras amaigris ; comme ce torse
robuste était devenu malingre.
« Comment te sens-tu ?
— Bien, je me sens tout à fait bien. Mais je crains que toi, en revanche, tu ne souffres …
— Il fait chaud ; je m'y habituerai.
— Demain matin, lève-toi quand tu voudras, sors de ton
côté. Je t'ai amené dans cette île, je t'ai
emprisonné sur ces écueils ; mais ici tu es libre de
faire ce que tu veux ; il me suffit de te savoir tout près.
Nous nous verrons à l'heure du repas. Ne te fais pas de souci
pour moi. »
La même largeur d'idées, presque les mêmes mots que
lors du premier voyage en Dalmatie : le fils sentit ses yeux se
mouilller.
« N'oublie pas d'allumer la poudre de chrysanthème
que je t'ai fait mettre sur la table de nuit ; sinon, tu ne
dormiras pas », ajouta son père.
En effet, les moustiques, qui planaient en nuées dans le halo du
réverbère sur la petite place, étaient
déjà attirés vers la fenêtre par l'odeur du
sang. Ils tournaient autour de lui avec leur susurration
légère et perfide ; de temps à autre, l'un
d'eux effleurait sa joue, une oreille ; ce contact
déplaisant prenait dans son imagination des proportions
gigantesques, comme si était passée sur son visage l'aile
visqueuse d'un monstre.
Il souhaita bonne nuit à son père et se retira. Il comprit qu'il aurait du mal à trouver le repos.
Il chercha à se distraire en se représentant encore les
nuits fraîches et les silences de la montagne ; mais son
esprit retombait en de lourdes atonies ou de pénibles souvenirs.
C'était toujours son père qui apparaissait devant
lui ; et la silhouette de l'homme plein de vigueur et de
vitalité qu'il avait connu dans le passé, se confondait
avec ce corps fatigué, bien près de mourir, qui respirait
là, de l'autre côté du couloir.
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pp. 33-34 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE
- « L'isola »,
Torino : Einaudi, 1942
- « L'île », Lagrasse : Verdier (Terra d'altri), 1989
- « Ricordi istriani », Trieste : Ed. dello Zibaldone, 1961,1964
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mise-à-jour : 20 avril 2007 |
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