Boutès / Pascal
Quignard. - Paris : Galilée, 2008. -
88 p. ; 22 cm. - (Lignes fictives).
ISBN
978-2-7186-0774-0
|
|
Il
avait dit oui à la musique d'origine.
☐ p. 30 |
Que répondre au
chant des Sirènes ?
Quand son
navire approche des écueils où chantent les
Sirènes, Ulysse demande à ses compagnons de
fermer leurs
oreilles d'un tampon de cire et prie deux d'entre eux de le lier au
mât — de sorte qu'il puisse entendre sans s'exposer
au
charme mortel. Les Argonautes avant lui avaient croisé dans
ces
parages, mais Orphée ayant ajouté deux cordes aux
sept
cordes de sa lyre avait frappé “ en
s'aidant de son
plectre un contre-chant extrêmement rapide afin de repousser
l'appel des Sirènes ” ;
dès lors, “ les cinquante héros n'entendent plus avec netteté
ce
chant sidérant ; ils détournent leurs
regards de ces
trois oiseaux vraiment bouleversants qui tendaient leurs
seins, … ”. Seul
Boutès, l'un des Argonautes, brûle d'entendre
ce que le contre-chant d'Orphée
tente de masquer.
Ulysse est
tout entier au désir
d'écouter (Homère) ;
Orphée frappe
son contre-chant ;
Boutès est tout entier au désir d'approcher (Apollonios).
“ Qu'est-ce
que la musique ? ” demande alors Pascal
Quignard. Pour
avoir fait le saut dans l'irrémédiable,
Boutès
seul pourrait répondre. Pascal Quignard noue et
dénoue
les hypothèses que suggère son geste, en
questionnant les textes anciens, mais aussi Schubert
sans qui “ nous ne comprendrions pas bien ce qu'est
l'état originaire " inapte à la
vie " ”, Messiaen qui voyait les oiseaux
comme “ les témoins naturels de la
musicalité
absolue dans l'évolution ”, et “ cette mer
ancienne qui n'était que mouvement dans la
pénombre ”.
” C'est ainsi que la
musique est bien une " île " au
milieu de l'océan ; une " île "
dont toute approche est impossible sauf à périr
noyé. ”
— p. 72.
|
EXTRAIT |
Appolonios
écrit que [le contre-chant] d'Orphée est si
bruyant que les oreilles résonnent du seul
bruit du plectre.
Maintenant
l'intensité et la beauté de la mélodie
des oiseaux
semblent reculer sur la mer. Maintenant les cinquante héros
n'entendent plus avec netteté ce chant
sidérant ;
ils détournent leur regard de ces trois oiseaux vraiment
bouleversants qui tendaient leurs seins, qui élevaient si
haut
leur chant, qui tournaient vers eux un visage pour ainsi dire humain.
Ils regagnent leur rang. Ils reprennent leur rame.
Déjà
ils frappent la mer de la même façon
qu'Orphée
frappe sa cithare pour donner un même rythme aux mouvements
de
leurs mains ; déjà la voile se
gonfle ;
déjà elle apporte de nouveau son concours
à la
force de leurs bras ; déjà le navire
Argô
s'éloigne de l'île quand, soudain,
Boutès abandonne
sa rame.
Il quitte
son banc. Il monte sur le pont, saute dans la mer.
Il nage
à travers les flots qui bouillonnent.
Sa
tête s'éloigne, fend l'eau, monte, descend dans
les vagues noirâtres — en grec porphyres —
qui se soulèvent aux abords des premiers rochers de
l'île.
Boutès
nage vigoureusement tant son cœur brûle
d'entendre, écrit
Apollonios, les voix aigües des oiselles aux têtes
et aux
seins de femmes qui attirent son corps tendu et humide. Il s'approche
à la nage de la roche périlleuse qui devance le
rivage ; il voit déjà,
derrière elle, la
prairie ; déjà il va aborder
l'île qui
chante ; mot à mot le rivage
« en-chantant » ; la
terre enchanteresse ; il va
aborder l'herbe et l'instant de mourir. Apollonios
écrit : déjà les oiseaux
allaient lui ôter
le retour (νóστov
ἀπηύρων) quand
Cypris l'arrache aux flots.
☐ pp. 10-11 |
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Pascal
Quignard et Irène Fenoglio, « Sur le
désir de
se jeter à l'eau », Paris :
Presses Sorbonne
Nouvelle (Archives), 2011
|
- Apollonios
de Rhodes, « Argonautiques »
texte établi
et commenté par Francis Vian, Paris : Les Belles
lettres,
1993, 2002
- Homère,
« Odyssée »,
Paris : Gallimard (Folio classique, 3235), 2003
|
- Pascal Quignard,
« Villa Amalia »,
Paris : Gallimard, 2006, 2007
|
|
|
mise-à-jour : 23
novembre 2011 |
|
|
|