Le
grondement de la montagne / Yasunari Kawabata ; trad. du
japonais
par Sylvie Regnault-Gatier et Hisashi Suematsu. - Paris :
Librairie générale française, 1986. -
252 p. ; 17 cm. - (Le Livre de poche-Biblio,
3071).
ISBN
2-253-03870-9
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Au
cœur de ce roman où un homme pressent l'approche
de sa
propre mort — à quoi semble faire
écho le grondement
de la montagne proche —, un
rêve fait éclore une saisissante image
insulaire.
La
trame onirique est empreinte d'un érotisme
suggéré, et non dénuée
d'angoisse ;
mais le rêveur peine à identifier ce qui, dans son
passé, pourrait expliquer le choix d'un lieu qu'il ne se
souvient pas avoir fréquenté (sinon dans ses
lectures 1) :
“ il lui
parut étrange, au matin, ce rêve d'une
île où
il n'était jamais allé ”.
C'est l'occasion d'une
évocation des “ trois paysages les plus
célèbres du
Japon ” (Nihon
sankei) 2 :
Matsushima 3,
Amano-Hashidaté, étroit cordon dunaire traversant
la baie
de Miyazu, et Miyajima (également
dénommée
Itsukushima), une île sacrée de la mer
Intérieure ; trois sites où voisinent en
harmonie
les pins et la mer — Matsushima, où se
déroule
l'épisode onirique, signifie littéralement
l'île des pins :
“ le songe (…) l'avait frappé par
les couleurs
franches des pins et de la mer ”.
1. |
Le dernier voyage du poète Bashō
(1644-1694), vers les confins du nord, avait explicitement pour
but Matsushima ;
une fois arrivé, Bashō
ne put rien
écrire : “ quand tu contemples un paysage
splendide, tu es tellement fasciné que tu ne peux composer
un poème ” aurait-il confié
à l'un de ses disciples, Hattori Dohō
— Jean-Marc Chounavelle in Bashō, La
sente des contrées secrètes, Carnet de voyage et
haïkus, Genève : Olizane,
2019, p. 230. |
2. |
Cf. Philippe Pelletier,
Paysages
sans paysans : le cas du Japon, Annales
de Géographie, 1990, t. 99, 553
(pp. 306-307). |
3. |
L'archipel de Matsushima — 松岛 — compte plus de 250 îles ou îlots dans
une baie au nord du Honshū (préfecture de Miyagi).
Directement
exposé au tsunami du 11 mars 2011, l'archipel n'a pas
été épargné (plus d'une
dizaine de victimes
selon des sources locales) sans pour autant souffrir de
dégâts matériels majeurs. Cf. John
Burnett, Tsunami spares Japan's
pine-covered islands (April 18, 2011). |
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EXTRAIT |
« Mon front blanchit sans que j'aie gravi
le
Fuji », murmurait Shingo, dans son bureau. Cette
phrase lui
était venue soudain et lui paraissait très
évocatrice. Il la répéta, l'essaya,
plusieurs fois.
La veille au soir, il avait rêvé de
Matsushima.
Voilà peut-être l'association d'idées.
Il lui parut étrange, au matin, ce rêve
d'une
île où il n'était jamais
allé. Le vieillard
se rendit compte qu'en dépit de son âge, il
n'avait
visité ni Matsushima ni Amano-Hashidaté, qui
comptent
parmi les trois paysages les plus célèbres du
Japon. Il
n'avait fait que passer à Miyajima, hors de saison
d'ailleurs,
en descendant du train, au retour d'un voyage d'affaires à
Kyushu.
Le songe, dont au réveil il lui
restait quelques fragments, l'avait frappé par les couleurs
franches des pins et de la mer. Il lui parut évident qu'il
s'agissait de Matsushima.
Shingo tenait une femme
dans ses bras, sur les herbes, à l'ombre des pins. Il se
dissimulait, il avait peur ; l'un des amants devait avoir
à
se cacher.
C'était une femme très
jeune, presque une adolescente. Quel âge pouvait-il avoir,
lui,
dans ce rêve ? Sans doute devait-il être
jeune aussi,
car tous deux avaient couru parmi les pins. Il ne lui souvenait pas
qu'en étreignant cette femme, il eût
été
conscient d'une différence d'âge.
Il
s'était conduit en jeune homme, sans éprouver
pourtant le
sentiment d'avoir rajeuni, ni retrouver le souvenir d'une
expérience passée. Il avait eu vingt ans tout en
restant
lui-même, l'homme de soixante-deux ans. Voilà le
merveilleux des rêves.
Le bateau à
moteur de ses compagnons de voyage s'était
éloigné
sur la mer. Seule, debout à l'arrière, une autre
femme
agitait sans arrêt son mouchoir dont la blancheur, se
détachant sur l'eau, lui était restée
clairement
à l'esprit le lendemain matin. On l'avait donc
laissé sur
cet îlot, mais il n'en avait éprouvé
aucune
inquiétude. Lui voyait sur la mer s'éloigner le
bateau,
d'où pourtant, on ne pouvait deviner son refuge :
il ne
pensait qu'à cela. Sur la vue du mouchoir blanc, il
s'était éveillé.
Il n'aurait
su dire alors quelle avait été la compagne de son
rêve ; il n'en gardait aucune image, ni visage, ni
sensation. Seule était nette la couleur du paysage. Mais
pourquoi Matsushima ? Pourquoi cette île qu'il
n'avait
jamais vue ? Il n'était d'ailleurs jamais
allé sur
une île déserte en bateau à moteur.
Il pensa demander à sa famille si rêver
en couleur
n'est pas un signe de névrose, mais il n'osa pas. D'avoir
étreint une femme en rêve lui inspirait une
certaine
gêne. Seulement, la nature des songes est telle qu'elle lui
rendait sans difficulté la jeunesse tout en lui laissant sa
personnalité actuelle.
Ce miracle du temps l'avait quelque peu consolé.
☐
pp. 72-74 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Yama
no oto », Tokyo : Chikuma Shobō, 1954
|
- « Le
grondement de la montagne », Paris : Albin
Michel, 1969, 1988
- « Le
grondement de la montagne » in Romans et nouvelles, Paris :
Le Livre de poche (La Pochothèque, 3218), 2002
|
- Bashō
Matsuo, « La sente des contrées
secrètes = Oku no hosomichi »
trad. et commenté par Jean-Marc Chounavelle,
Genève : Olizanne, 2019
- Marion
Poschmann, « Les
Îles aux Pins »,
Paris : Stock, 2019
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mise-à-jour : 9 mars
2022 |
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