Iris Murdoch

Pâques sanglantes

Gallimard - L'Imaginaire

Paris, 2002

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Irlande
parutions 2002
Pâques sanglantes / Iris Murdoch ; trad. de l'anglais (Irlande) par Anne-Marie Soulac. - Paris : Gallimard, 2002. - 392 p. ; 19 cm. - (L'Imaginaire, 466).
ISBN 2-07-076669-1

Dans les semaines et les jours qui précèdent le soulèvement de Pâques 1916 à Dublin, deux générations d'une famille anglo-irlandaise s'affrontent — certains ont pris parti pour l'un ou l'autre bord, certains balancent ; l'écart se creuse et les échanges se tendent tandis qu'à l'arrière-plan se radicalisent les enjeux et qu'approche l'échéance attendue et redoutée.

En mêlant la fiction et l'histoire, Iris Murdoch éclaire cruellement l'incertitude des destins individuels autant que collectifs, et la part déterminante du hasard ou de la fatalité : ainsi apparaît l'extrême complexité des engagements dans chaque camp, l'imbrication et l'opacité des mobiles qui les sous-tendent.

Le bref épilogue, plus de vingt ans après le sanglant dénouement de la crise, offre une lisibilité historique et romanesque qui eut été incertaine aux lendemains immédiats.

EXTRAIT

Frances garda le silence un moment, le regard tourné vers Kingstown. La flèche de l'église des Marins émergea de son voile d'obscurité, brillant d'un gris argenté.
       Brusquement elle dit :
       — Je ne comprends pas pourquoi tout ne saute pas.
       — Quoi ?
       — Oh, je ne sais pas — je veux dire la société, tout. Pourquoi les pauvres nous supportent-ils ? Pourquoi les hommes vont-ils se battre dans cette stupide et horrible guerre ? Pourquoi ne disent-ils pas tous non, non, non ?
       — Je suis d'accord avec vous, Frances. C'est extraordinaire ce que les gens supportent. Que peuvent-ils faire ? Que pouvons-nous faire, les uns et les autres ?
       — On ne devrait pas avoir l'impression qu'on ne peut rien faire. Il faudrait agir. Aujourd'hui, près de Stephen's Green — j'étais en ville ce matin — oh, c'était si triste, j'ai vu une fille, une mère, elle devait être de mon âge, ses vêtements, ce n'était pas des vêtements, des haillons de toutes sortes, avec quatre petits enfants, tous pieds nus ; elle mendiait, et les gosses étaient habillés comme des petits singes, et ils essayaient de danser et ils pleuraient tout le temps !
       — Ils avaient faim, sans doute.
       — Oui, et c'est scandaleux, coupable ! Une société qui tolère une chose pareille mérite qu'on la fasse sauter.
       — Mais, ma très chère Frances, vous avez dû voir des femmes comme celle-là des centaines de fois, Dublin en regorge.
       — Oui, je le sais et c'est affreux. On s'y habitue. Il se trouve que ces temps derniers j'ai pensé davantage à ces choses. Elles ne devraient pas exister. Je ne comprends pas pourquoi on ne nous attaque pas, on ne nous saute pas dessus comme le feraient des bêtes féroces, au lieu de tendre humblement la main en demandant quelques sous.
       Barney admit que de telles choses ne devraient pas exister. Mais, après tout, qu'est-ce qu'on y pouvait ? La mère qui mendie, les enfants qui meurent de faim, les hommes dans les tranchées, les Allemands au fond de l'eau dans leurs sous-marins. Le monde était fou et tragique. Ah ! s'il avait été prêtre ...
       — Barney, croyez-vous qu'il y aura des troubles en Irlande ?
       — Des combats ?
       — Oui, pour le Home Rule et tout ça ?
       — Non, certainement pas. Le Home Rule viendra de lui-même après la guerre.
       — Alors il n'y a aucune raison de se battre ?
       — Aucune.
       — De toute façon, Père a dit qu'ils n'avaient pas d'armes. Ils ne peuvent pas se battre.
       — Non, ils ne le peuvent pas.
       — Barney, qu'est-ce que le Home Rule apportera à cette femme qui mendiait dans la rue ?
       Barney réfléchit un moment.
       — Absolument rien.
       — Cela ne fera aucun changement pour les gens de sa classe ?
       — Ma foi, ils auront le plaisir d'être exploités par P. Flanagan au lieu de J. Smith.
       — Donc, de toute façon, le Home Rule ne mérite pas qu'on se batte pour lui.
       — Une minute. La liberté nationale est une chose qui vaut la peine qu'on se batte pour elle, dit Barney. (Il n'avait pas des idées très nettes sur la question.) Une fois que l'Irlande sera libérée de l'Angleterre il sera plus facile de remettre de l'ordre dans la maison.
       — Je ne vois pas pourquoi. Il y a des gens qui disent qu'il devrait y avoir un soulèvement contre tout l'ensemble : à la fois contre les Anglais et les patrons irlandais. C'est ce que dit James Connolly, n'est-ce pas ?
       — Oui, mais c'est un rêve, Frances. C'est impossible. Et s'ils essayaient ils n'aboutiraient qu'à un horrible gâchis. Ces gens-là sont incapables de faire marcher le pays.
       — Mais les gens qui laissent cette femme mendier et ses enfants mourir de faim sont-ils capables de faire marcher le pays ?
       — D'accord, je vois ce que vous voulez dire. Mais l'ordre et la loi ont leur importance aussi. C'est en soutenant les syndicats que les ouvriers amélioreront leurs conditions de vie, pas autrement.
       — Mais le gouvernement et les patrons interdisent les syndicats.
       — Il faudra bien qu'ils les acceptent, ils y seront obligés. Vous vous lancez dans la politique, Frances. Bientôt on vous verra en uniforme !
       — Je devrais être en uniforme. Mais je ne sais pas lequel je devrais porter.

ch. VII, pp. 146-148 (éd. Gallimard-Folio, 1989)

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « The Red and the Green », London : Chatto & Windus, 1965
  • « Pâques sanglantes », Paris : Mercure de France, 1967
  • « Pâques sanglantes », Paris : Gallimard (Folio, 2023), 1989
→ Colette Charpentier, « The critical reception of Iris Murdoch's Irish novels (1963-1976) : The Red and the Green », Etudes irlandaises, 1981, 6, pp. 87-98 [en ligne]

mise-à-jour : 10 avril 2019

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