EXTRAIT |
Quand on arrive à l'île
de Pâques en venant non pas de l'Europe (et Santiago c'est
encore l'Europe), mais de la Polynésie, par exemple d'un
de ces atolls qui sont comme des îles inversées
(de l'eau entourée de terre, et non de la terre entourée
d'eau, et vus d'avion ils ressemblent à des gouttes d'huile
tombées à la surface de l'océan), la première
sensation est de mettre le pied sur une terre qui résiste
sous les pas. Finis les compromis avec la mer, les littoraux
précaires, les sables minés de crabes, les presqu'îles
terraquées, adieu récif, adieu lagon : on
est ici sur le dos d'une grosse tortue volcanique, bien aggrippée
sur ses pattes, une Cornouaille dont la pointe du Raz s'appellerait
simplement pointe de Cook. C'est le même air océanique
qu'on y respire, sans doute parce que c'est un pays de vent,
ce que ne sont pas les tropiques, qui ne connaissent que le calme
plat ou le cyclone. Le long de tous les chemins de l'île
ce vent froisse les roseaux qui font un bruit de campagne d'Europe,
de pays d'Arles ou de plaine du Pô, si différent
là aussi du décore sonore de Tahiti où le
bruit d'une feuille de purau qui tombe est à peu
près celui d'un morceau de carton et où n'existe
nulle part, ni dans la montagne, ni dans les lourdes forêts
immobiles de Moorea, l'équivalent musical des feuillages
d'Europe (ceux par exemple du parc nocturne de Blow up,
si magnifiquement filmé par Antonioni). Quand le soir
tombe autour de Hanga Roa le chant des grillons s'installe et
c'est encore un bruit d'enfance, de nuit vauclusienne sous d'autres
étoiles. C'est cela surtout qui m'avait frappé
lors de mon premier séjour : c'est le plus familier
qui l'emporte toujours. La note déjà entendue,
l'odeur déjà respirée sont plus forts que
ce qui n'a été ni entendu, ni respiré. L'exotisme
est battu d'avance.
☐ pp. 28-29
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