Nous,
les noyés / Carsten Jensen ; trad. du danois par
Hélène Hervieu et Alain Gnaedig. -
Paris : Libella -
Maren Sell, 2010. - 702 p. : carte ;
23 cm.
ISBN
978-2-35580-017-7
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Ils
naviguaient sur la mer des noyés, et ils se sentaient
solidaires d'eux.
☐ p. 688 |
Histoire romancée de plusieurs
générations de marins de Marstal sur la petite
île
d'Ærø au Danemark, Nous, les noyés,
suit les grandes voies du commerce maritime et se déploie
sur
tous les océans, jusqu'en Tasmanie, aux Samoa ou
à
Terre-Neuve. Est-ce vraiment l'aventure pour les hommes qui, pleins
d'espoirs, laissent derrière eux enfance et
famille ? Pour
les femmes vouées à l'attente d'incertaines
retrouvailles, c'est le début d'un permanent dialogue avec
une
mort sans visage — qui semble consommée
dès le
premier départ au long cours d'un fils, d'un
frère, d'un
mari.
De fait,
en quittant leur île, les
marins s'embarquent dans une implacable danse de mort ; quand
la
mer s'apaise, c'est la folie des hommes qui pourvoit au
massacre :
querelles de personne, rivalités de clocher, guerre avec la
Prusse au début du roman, plus tard Première et
Seconde
Guerre mondiales où les survivants croient perdre honneur et
dignité.
Pourtant en mai 1945, le jour
même où l'Allemagne capitule, un
poignée de
rescapés entrent dans le port de Marstal à bord
d'un
remorqueur à bout de souffle, l'Odysseus. Pour
eux, le périple est accompli, mais dans une amertume que
rien ne
pourra adoucir : « ce soir-là,
nous avons
dansé avec les noyés, et les noyés,
c'était
nous » 1
(p. 698).
1. |
Echo
possible, renvoyé au travers des siècles,
à
l'énigmatique affirmation selon
laquelle “ il y
a trois sortes d'hommes, les vivants, les morts et ceux qui vont en
mer ” — que l'on attribue à
Platon ou Aristote
et, plus rarement (mais plus vraisemblablement), à
Anacharsis. |
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EXTRAIT |
Les nuits claires, quand j'étais seul à
la barre et
que même Jack Lewis qui ne cessait de philosopher
s'était
abandonné au sommeil, les étoiles
étaient mes
seuls amers. Je me sentais comme leur voisin, dérivant au
cœur de l'univers.
Les Kanaks, assis en
silence, avaient comme moi les yeux levés vers les
étoiles, et je savais que ce peuple de marins, qui avait
autrefois navigué en se fiant aux étoiles les
plus
éloignées dans l'espace, se sentait à
présent chez lui. Je compris soudain mon papa
tru. Il
arrive un moment dans la vie d'un marin, pensai-je, où il ne
se
sent plus chez lui sur terre, alors il s'abandonne au Pacifique,
là où aucun pays ne vient boucher la vue,
où le
ciel et l'océan se reflètent jusqu'à
ce que haut
et bas perdent leur signification, où la Voie
lactée
ressemble à l'écume d'une vague qui se brise
quand le
globe terrestre tangue et roule comme un navire au milieu des brisants
du ciel étoilé, et où le soleil
lui-même
n'est plus qu'un petit point incandescent de phosphorescence sur
l'océan de la nuit.
Mon cœur
débordait d'un désir impatient d'aller vers
l'inconnu. Il
y avait une certaine forme d'égoïsme
derrière cela.
Peut-être était-ce cela le goût de
l'aventure dont
parlait Jack Lewis, qui pousse la jeunesse à partir
découvrir le monde entier. Il y avait un mystère
qui se
dégageait de la surface incommensurable du Pacifique, et mon
papa
tru a
dû le ressentir un jour, et celui qui l'a une fois ressenti,
ne retourne jamais chez lui.
Je me souviens d'un soir d'été sur la
plage au
pays. Le vent avait molli et la mer était toute calme. Dans
la
pénombre, l'océan et le ciel avaient la
même
couleur violette et l'horizon se fondait dans le lointain. La plage
devenait le seul point fixe de l'œil, le sable blanc semblait
le
bord ultime de la terre. L'espace violet, infini, commençait
juste de l'autre côté. Je me
déshabillai. En me
jetant à l'eau, j'eus la sensation de nager dans l'univers.
Cette nuit, dans le Pacifique, je retrouvai la même
sensation.
☐ pp.
148-149 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Carsten
Jensen, « Vi,
de druknede », København :
Gyldendal, 2006
- Carsten
Jensen, « Nous,
les noyés », Paris : 10/18, 2012
|
- Carsten
Jensen og Karsten Hermansen, « Vi sejlede bare,
virkeligheden bag Vi,
de druknede », Marstal : Marstal Søfartsmuseum,
2009
|
- Carsten
Jensen, « Le
dernier voyage », Paris : Libella - Maren
Sell, 2014
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mise-à-jour : 5
mars 2019 |
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