La
grande pirogue sans balancier : le Dolphin à Tahiti
/
d'après le Journal de son maître de
manœuvre George
Robertson ; traduit et annoté par Luc Duflos. -
Papeete : 'Ura éditions, 2016. -
254 p. : ill.,
cartes ; 21 cm.
ISBN
979-10-93406-05-3
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George
Robertson était maître 1
à bord du Dolphin :
sous les ordres du capitaine Wallis, « il avait la
responsabilité de la navigation, de la manœuvre,
de
l'entretien du navire et de la discipline » 2.
Son Journal
— dont sont ici traduites les pages qui
courent du 1er
juin au 27 juillet 1767 3 —
retient
l'attention par la curiosité et l'ouverture d'esprit qui
s'expriment à chaque page
autant que par la spontanéité et la
liberté du ton.
Le
Dolphin
est le premier navire européen à faire escale
à Tahiti. Robertson exprime dans un premier temps la
désillusion de navigateurs qui espéraient
découvrir « une terre d'importance
dans la mer du Sud » 4,
autrement dit la Terra
Australis Incognita censée faire
contre-poids aux terres émergées de
l'hémisphère nord. Ces premiers espoirs sont vite
déçus : Tahiti n'est pas même
un avant-poste
du continent austral espéré. Le Journal peut alors
rendre
compte des premiers contacts qui s'établissent entre les
insulaires et leurs
visiteurs — marqués de part et
d'autre, et du premier au
dernier jours, par l'incompréhension.
Aux
premiers accrochages réprimés au canon font suite
des
approches souvent intéressées, en vue
d'établir
des relations apaisées et, surtout, propices aux
échanges : le Dolphin
doit impérativement renouveler ses approvisionnements
(nourriture, eau, bois, …), et
l'équipage ne
rechigne pas aux facilités du « vieux
commerce » avec des naturelles en apparence
accueillantes.
Robertson
observe ces échanges avec distance et une relative
bienveillance, mais ne discerne
pas, dans le comportement des dignitaires tahitiens, l'amorce d'une
stratégie visant à exploiter l'irruption des
étrangers pour faire basculer au profit d'un clan
l'équilibre socio-politique de l'île. On n'en
prendra
conscience que plus tard, mais c'est le début d'une relation
complexe, affective et intéressée, entre
l'île et
les navigateurs britanniques — elle se poursuivra et
s'enrichira avec les passages du capitaine Cook, de William Bligh puis
des missionnaires de la London Missionary Society embarqués
sur
le Duff.
1. |
Master. |
2. |
Luc Duflos, Introduction, p.
20 |
3. |
Soit depuis l'a traversée de l'archipel
des Tuamotu jusqu'au dernier jour de l'escale du Dolphin à
Tahiti. |
4. |
George Robertson au début de son Journal, cité
par Luc Duflos, Introduction, p.
31 |
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EXTRAIT |
5 juillet [1767]
Aujourd'hui
nous avons capturé un grand requin femelle de douze pieds
six
pouces. Après qu'elle eut mordu au crochet, il fallut lui
tirer
plusieurs balles dans la tête, et quelques hommes lui
plantèrent plusieurs fois une pique de canonnier dans le
ventre,
avant qu'elle n'expire. Quand elle fut morte, ils la
remorquèrent au rivage, et la
traînèrent jusqu'au
point d'eau, afin de la montrer aux indigènes. Ceci
accompli,
nous fîmes aussitôt revenir le canot, de
manière
à observer quelle serait leur réaction
à la vue du
requin. À l'instant où ils virent notre
embarcation
s'éloigner — un peu avant la
tombée de la
nuit — les îliens
s'assemblèrent en foule
à proximité de l'endroit où gisait
l'animal.
Grâce à une excellente
longue-vue, j'eus la
curiosité d'observer la scène. Ils
s'arrêtèrent une première fois
à environ
vingt yards, puis avancèrent à pas
très lent
jusqu'à une dizaine de yards du requin. Ils
marquèrent
alors une courte pause en attendant que quelques-uns d'entre eux
fussent allés chercher des branches vertes pour faire la
paix
avec le monstre. Quand ceux-ci revinrent, deux hommes
s'approchèrent très lentement du cadavre et
déposèrent le feuillage à sa
tête, avant de
reculer de plusieurs pas. Ils s'immobilisèrent pendant
quelques
minutes encore, pour prononcer une sorte de discours, en regardant
fixement le cadavre du requin. Je pense qu'ils le croyaient toujours en
vie et redoutaient de s'en approcher, avant d'être certains
de sa
mort.
Quand
les deux hommes en eurent terminé de leur discours, ou de
leur
prière, ou de quoi que ce fut, ils revinrent lentement vers
l'animal, et plusieurs des autres les suivirent pour déposer
des
branches vertes sur la créature. Ce rituel de paix avec le
monstre marin continua pendant près d'une heure, au bout de
laquelle je pense qu'ils étaient totalement convaincus de sa
mort. L'un d'eux posa alors son pied sur la queue du requin et, ne le
voyant pas bouger, se risqua à la saisir pour tirer dessus
avec
vigueur. Un autre se mit à observer de près sa
tête
et enfonça ses doigts dans les orifices laissés
par les
balles. Tous se tinrent alors immobiles durant plusieurs minutes, en
regardant vers le navire, et je suppose qu'ils se demandaient comment
nous avions pu tuer un monstre aussi énorme.
Nous
envoyâmes un canot à terre et les
invitâmes par
signes à le prendre pour eux, ce qu'ils firent
aussitôt,
et en un quart d'heure à peu près, ils l'eurent
découpé en gros morceaux et emporté.
Je suis
à peu près sûr qu'ils
l'apprêtèrent et
le mangèrent cette nuit-là, car ils avaient
accepté notre offre avec grand plaisir.
☐ pp. 147-149 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Hugh
Carrington (ed.), « The discovery of
Tahiti : a journal
of the second voyage of H.M.S. Dolphin round the world, under the
command of captain Wallis, R.N., in the years 1766, 1767 and 1768,
written by her master, George Robertson »,
London : The
Hakluyt society, 1948
- Oliver
Warner (ed.), « An account of the discovery of
Tahiti, from
the journal of George Robertson master of H.M.S.
Dolphin »,
London : The Folio society, 1955, 1973
|
- « An
account of a voyage round the world in the years MDCCLXVI, MDCCLXVII,
and MDCCLXVIII, by Samuel Wallis, Esq., commander of his Majesty's Ship
the Dolphin » in John Hawkesworth (ed.), An
account of the Voyages undertaken by the order of His present Majesty
for making Discoveries in the Southern Hemisphere, and successively
performed by Commodore Byron, Captain Wallis, Captain Carteret, and
Captain Cook, in the Dolphin, the Swallow, and the Endeavour — vol. 1,
London : W. Strahan and T. Cadell, 1773
- « Voyage
du capitaine Wallis », in Christian Buchet
(éd.), La
découverte de Tahiti, Paris :
France-empire, 1993
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mise-à-jour : 4
novembre 2016 |
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