Les deux
îles de Robinson / Jean-Luc Coudray. - Saint
Pourçain-sur-Sioule : Bleu autour, 2006. -
82 p. ; 17 cm.
ISBN
2-912019-39-7
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Le
périple d'Ulysse,
tel qu'il est conté par Homère,
se
déploie d'île en île et
s'achève sur le
retour à la terre natale — Ithaque,
première et
dernière île. À de rares exceptions
près,
les récits de voyage (réels ou imaginaires) aux îles ont
été
construits sur ce modèle ; on connaît,
à la fin du
XIXe
siècle, deux exemples qui échappent à
la
règle, les voyages de Stevenson et de Gauguin, tous deux
partis
mourir aux antipodes, tous deux exposés de ce fait
à
l'incompréhension, à la critique voire au rejet
de leurs contemporains.
Les aventures de
Robinson Crusoe s'inscrivent sans heurt dans le cadre
hérité de l'antiquité. Qu'importe la
durée
du séjour qu'endure le naufragé si, au terme de
l'épreuve méritée, il peut revoir sa
terre natale.
Les « suites » et multiples
variations sur ce
thème respectent cette donnée fondamentale 1,
comme constitutive du mythe, et si la mort saisit le héros
loin
de la mère patrie, c'est très souvent
lors d'un épisode secondaire, après un premier
retour et
sous l'effet d'un hasard malencontreux.
L'ouverture du
récit de Jean-Luc Coudray met en scène le
départ
de Robinson ; si le rythme est plus vif que chez Daniel Defoe, la
tonalité s'écarte peu du
modèle : « lorsqu'il
annonça à ses parents son intention de prendre la
mer,
Robinson les vit en visage de deuil » ;
mais la culpabilité est masquée par l'espoir de
découvrir des lieux « où
l'on imagine la lumière plus féconde et les
oiseaux plus vrais ».
L'attente de Robinson
ne sera pas déçue ; une île
l'accueille
après le naufrage, puis une autre, chacune mobilisant le
feu et l'eau pour tenter de contrer l'homme, ou éprouver son
attachement et sa capacité de résistance. Mais,
sur la
seconde île, Robinson fait une rencontre qui
déjoue la
rigueur du dénouement imaginé par Daniel Defoe.
Pour la
première fois, Robinson n'éprouve plus le
désir de
retourner à son point de départ. Mieux, il n'y
songe plus.
1. |
Cf. la lecture
par Philippe Berthier du roman de Giraudoux : « Suzanne et le
Pacifique ou du naufrage sur une
île déserte comme moyen non certes le plus court
mais peut-être le plus sûr de rentrer chez soi pour
une jeune fille de Bellac », Silex,
n° 4, janvier 1980 |
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EXTRAIT |
Chaque
matin, depuis maintenant plusieurs semaines, Robinson passait par la
grande plage où s'accumulaient les corps de
l'équipage.
Il évaluait les infimes changements que le temps avait
apportés. Les faces s'étaient chaque jour un peu
plus
retroussées. Les peaux partaient par plaques et laissaient
apparaître le blanc pur des os. Les mains cessaient lentement
d'être des mains.
Mais
c'était l'impudeur des corps qui attirait Robinson. Il
restait chaque fois étonné de l'incroyable
spectacle des
attitudes gauchies par la mort que les noyés avaient
accepté de prendre. Le désastre des ventres
dénudés, des lèvres disjointes
n'était rien
à côté des positions surprenantes et
inventives que
le hasard avait données aux hommes. Leur puissance
expressive
était telle, que les organismes,
libérés des
raisons de la vie, devenaient porteurs, après la mort,
d'incroyables intentions. Délivrés des
réserves
habituelles, les corps, à la manière de
débiles
sans limites, montraient d'insupportables indécences.
L'union de
l'eau, des chairs mangées et des vêtements
insoumis
créait des êtres vides de toute sensation et
pleins d'une
effrayante lisibilité.
☐ p.
35 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Daniel
Defoe, « Vie et aventures
de Robinson Crusoé »
traduit de l'anglais par Pétrus Borel,
précédé de Les compagnons de Robinson, par
Michel Butor, Paris : P.O.L (La
Collection), 1993
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mise-à-jour : 10
septembre 2013 |
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