Le Strip taïwanais
Paul B. Préciado
Taiwan est un laboratoire à pleine échelle du processus d'urbanisation capitaliste du monde.
Voyager,
c'est comme prendre une drogue : le sens de ce que l'on est, le
contenu ainsi que la forme de la subjectivité se trouvent
déplacés par l'intensité des sensations. Le voyage
n'est pas une pratique de mouvement géographique, c'est un
déplacement subjectif, émotionnel,
généalogique, historique. Voyager, c'est être
plongé dans les profondeurs de l'expérience collective,
entrer dans la peau de la Terre, traverser l'épaisseur de
l'histoire, comprendre que votre vie est accidentelle, que vous
êtes peut-être ceci mais que vous pouvez aussi bien
être tout autre chose. A un moment donné du voyage, il se
peut que ce soit bientôt, ou que ça arrive plus tard, tout
ce qui vous constitue en tant qu'individu s'évanouit : le
personnage avec lequel vous pensez vous identifier est emporté
par une avalanche de signes, de gestes, d'images … comme
une petite digue céderait devant la poussée d'une
rivière qui déborde. Et c'est justement lorsque le moi
est emporté par la force de l'histoire que le voyage commence.
C'est peut-être pour cette raison que les chamans et les toxicos
coïncident pour nommer voyage à la fois l'expérience
rituelle consistant à mélanger la chimie humaine et
l'âme de la plante, et la pratique plus banale et plus urbaine
consistant à prendre un trip.
En voyageant, comme après l'ingestion d'un acide ou d'ayahuasca,
l'essence énergétique de la vie en perpétuelle
mutation se présente à l'esprit comme une image sensible.
Après
avoir âprement lutté avec la bureaucratie taïwanaise
pour obtenir un visa express, nous sommes enfin arrivés à
Taipei. Nous venons y présenter le projet de l'artiste Shu Lea
Cheang, qui a vécu plus de trente ans entre l'Europe et les
Etats-Unis, pour la prochaine biennale de Venise. Shu Lea Cheang aurait
pu se contenter de caser un projet préfabriqué sur le
stand vénitien, mais elle a pris très au sérieux
le lieu où le travail sera exposé : le [Palazzo
delle] Prigioni, la vieille prison de Venise. Son projet examine les
raisons qui amènent différents régimes politiques
à considérer certaines pratiques sexuelles ou du genre
comme déviantes ou criminelles.
Nous
nous préparons à voyager jusqu'à la prison de
Chiayi dans laquelle un homme est accusé d'avoir transmis le
virus d'immunodéficience humaine (VIH) à ses partenaires
sexuels. […] Nous
traversons le pays pour arriver à la prison de Chiayi. Mais
avant d'atteindre notre but, je suis entré dans cet état
de conscience altérée que nous appelons voyage. Mon moi
brûle comme le papier d'une cigarette se consumant sous le soleil
de l'île Formosa. En sortant de Taipei, les villes
taïwanaises de Taichung, Nantou en passant par Puli, forment un
long Strip sans fin, une route sur laquelle s'accrochent les
détritus du capitalisme tels des copeaux de fer collés à un
fil magnétique : des maisons construites en béton et
en tôle deviennent des restaurants improvisés (et
permanents) dans lesquels une femme, presque toujours seule, cuisine
derrière une charrette équipée de feux de gaz. De
chaque côté de la route-ville, des centaines d'ateliers de
fabrication, des marchandises qui seront consommées dans le
monde entier, occupent tout l'horizon.
Il est possible d'apprécier
à Taiwan le processus d'urbanisation capitaliste du monde comme
s'il s'agissait d'un laboratoire à pleine échelle. Il est
difficile de continuer à appeler
“ maison ” les constructions en béton
précaire qui jalonnent la route, car la fonction traditionnelle
de refuge semble céder la place aux deux fonctions centrales du
technocapitalisme baroque : la vente d'objets et la connexion au
réseau numérique. La maison est principalement un bureau
commercial ou un terminal d'insertion du courant électrique qui
permet de brancher un téléviseur ou un
téléphone mobile, de connecter un routeur et d'activer un
ordinateur. Dans leur fonction de bureau commercial, les porches de
chaque habitation servent de support à une multitude
d'objets : des poupées manga, des chats qui sourient en
fermant les yeux et hochent la tête, de faux colliers en jade,
des verres, des bouteilles, des couverts, des montres, des chapeaux,
tous fabriqués avec le même plastique qui brûle dans
les dépotoirs. En tant que borne électrique, le design et
la décoration intérieure de la maison ne sont plus
importants : l'habitant vit en réalité dans
l'univers virtuel auquel la maison, en tant que prise globale, le
connecte.
Alors
que la fonction commerciale enracine le corps vivant dans une masse de
matière contaminante, la fonction numérique
dématérialise le corps, le faisant passer du règne
cancérogène du plastique à l'univers lumineux de
l'écran. Peu à peu, les deux fonctions se juxtaposent et
se confondent jusqu'à être absorbées par la
métafonction du capitalisme mondial : la consommation. Sur
l'écran, l'esthétique des multiples fenêtres
rappelle la superposition de personnage des temples polythéistes
auxquels les Taïwanais vont demander, chance, santé, argent
ou paix pour leurs ancêtres. En arrivant à Yuchi,
brusquement, sur le Strip, une petite porte en bois s'ouvre sur un
chemin de terre bordé de hauts bambous. Alors le lac
apparaît, immense et majestueux et, derrière lui, les
quatre montagnes sacrées. La montagne Shuishe me parle et me
demande : qui sont tes ancêtres ? De qui es-tu
l'ancêtre ? Demain nous entrerons dans la prison de Chiayi
et le lac et la montagne resteront dehors.