En Haïti, une nouvelle
révolte, débutée en
août 2018, contre la corruption et le coût
de la vie, ne cesse de s’accentuer. De nombreux morts sont
à déplorer, victimes de la police ou de bandes
armées. Le pays est bloqué, l’Etat
inexistant. Une issue est-elle concevable ?
Avant de parler d’une issue, il faut
mettre cette crise en perspective par rapport à
l’éclatement du système politique, deux
ans après l’élection, en
novembre 2016, du président Jovenel Moïse,
au terme d’un scrutin plus ou moins régulier et
avec une participation de moins de 21 %. Ce pouvoir, qui a
continué d’appliquer les mesures
d’austérité prescrites par la
communauté internationale, est aux prises avec la
colère de la population. Celle-ci s’est
d’abord déclenchée contre
l’augmentation du prix des carburants, mais exprime aussi la
frustration accumulée depuis des années et la
conscience que les promesses électorales
— sur la distribution d’eau,
l’électricité, les services de
santé, etc. — ne seront pas tenues.
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La crise actuelle est une rébellion citoyenne massive.
Les médias internationaux mettent volontiers
l’accent sur les émeutes,
mais ont tendance à oublier les centaines de milliers de
personnes qui
ont défilé les 17 octobre et
18 novembre 2018 dans le plus grand calme
et démontré la maturité croissante de
la population face à un Etat qui,
depuis l’été 2018, reste sans
réponse. Aujourd’hui, la seule issue
possible, sur laquelle travaillent les forces organisées de
la société
civile et l’opposition politique, est
l’élaboration d’une formule de
transition qui devra être négociée avec
le pouvoir. Mais la négociation
ne pourra se faire que sur la base de son départ. Il est
hors de
question que ce gouvernement dure jusqu’en 2021. La
situation est
intenable.
Mais
à quoi et à qui l’éventuel
départ du président et de son gouvernement
laisserait-il la place ? Le personnel politique
haïtien n’est-il pas globalement
discrédité ?
Il
faut relativiser cette opinion. Elle reflète surtout la
faiblesse des organisations politiques existantes, qui contraste avec
la maturité de l’opinion publique et la puissance
de la mobilisation. Le problème des formations
d’opposition est à la fois un manque
d’ancrage dans la population, un défaut de
pratique organisationnelle et le fait que, souvent, elles
n’ont aucune expérience de gouvernement. Mais il y
a aussi des partis relativement anciens, dotés
d’une capacité de gestion et de
négociation. Ce sont surtout des partis de cadres, bien
structurés, qui se réclament de la
social-démocratie.
Il faut également
citer diverses organisations paysannes et ouvrières, ainsi
que le mouvement des jeunes
“ petrochallengers ”, qui,
à l’origine de la mobilisation anticorruption,
s’est constitué sur les réseaux sociaux
contre le scandale Petrocaribe. Depuis août, ce
qu’on appelle le Forum de Papaye s’efforce de
fédérer ces différentes forces autour
d’une plate-forme commune. Il y a aussi
l’Alternative consensuelle, un regroupement politique autour
de parlementaires et d’entrepreneurs. Une partie du secteur
privé a lâché le pouvoir et a rejoint
le mouvement.
Tout cela se passe de
façon assez brouillonne, mais la
nécessité de présenter une alternative
s’impose, car ce n’est pas la rue qui va
gérer le pays. Nous sommes dans un moment qui doit permettre
de prouver que tout n’est pas
désespérant dans la classe politique
haïtienne.
Le blocage
du pays accroît les souffrances de la population et donne
libre cours à la violence. Le mouvement de protestation
n’est-il pas en train de se retourner contre
lui-même ?
Il
s’agit avant tout d’une mobilisation citoyenne,
rejointe par de larges secteurs de la population, y compris de la
classe moyenne. Cet aspect est souvent occulté, du fait que
les épisodes de violence des trente dernières
années, souvent orchestrés par les pouvoirs
successifs, donnent l’image selon laquelle Haïti,
c’est toujours la violence. En outre, ce mouvement
s’inscrit pleinement dans l’actuelle
révolte internationale des peuples contre les
inégalités. Il n’a pas fait davantage
de dégâts ou de victimes que d’autres
mouvements similaires. Moins qu’au Chili, par exemple.
Le principal facteur de
violence est l’absence d’interlocuteur, car le
pouvoir oppose le mutisme à la mobilisation. La nature ayant
horreur du vide, la faiblesse des institutions, y compris celles
chargées d’assurer la
sécurité, fait le jeu des pêcheurs en
eaux troubles. Faut-il recourir à d’autres formes
d’action ? Une réflexion est à
mener à ce sujet. Les forces qui se réclament de
la mobilisation pourraient appeler à une trêve le
temps que des négociations aboutissent. Mais cela a peu de
chances de se réaliser, car aucune proposition ne fonctionne
face à ce gouvernement et on ne voit pas comment la
colère populaire pourrait diminuer.
Après
le tremblement de terre de janvier 2010, la
« résilience » du pays
était un lieu commun et la communauté
internationale était censée se mobiliser pour la
reconstruction, sous l’égide d’une
commission coprésidée par Bill Clinton. Que
s’est-il passé ?
Cette
histoire de résilience et cette commission
intérimaire pour la reconstruction
d’Haïti (CIRH) ont donné lieu
à des mythes qu’il faut dépasser. Il
faut dire d’abord que cette catastrophe a suscité
des manifestations de solidarité indéniables
— notamment de la République dominicaine
voisine —, qui ont aidé à
atténuer ses conséquences. La
résilience est venue surtout de la discipline et du calme du
peuple haïtien, qui a réagi avec un
réflexe remarquable de solidarité et
d’autorégulation. Par exemple, aucun pillage
n’a été enregistré
à cette époque. Quant à la CIRH, elle
était censée avoir constitué une
cagnotte de plusieurs milliards de dollars, mais, entre les
pots-de-vin, les intermédiaires et les consultants
internationaux qui ont multiplié les études
rémunérées, etc., il est de
notoriété publique aujourd’hui
qu’Haïti n’a
bénéficié que d’une portion
minime des fonds collectés. Par exemple, seulement
12 % des fonds alloués par les Etats-Unis ont
été affectés au pays. Cela dit, nous
avions peu d’illusions.
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