Enlevons le nom de Colbert aux écoles
Louis-Georges Tin
Louis Sala-Molins
Plusieurs
politiciens, sportifs et journalistes s'insurgent contre le fait que le
ministre de Louis XIV, acteur de la légalisation de
l'esclavage, soit encore célébré dans l'espace
public.
Tous les médias ont parlé de Charlottesville, de la statue du général Lee, de la « white supremacy »,
etc. Rares sont ceux qui ont évoqué ce problème
dans le contexte français. Or la question des emblèmes
esclavagistes dans l’espace public se pose également dans
notre pays. Elle est formulée depuis au moins trente ans par des
citoyens qui demandent que ces symboles soient retirés.
Cette
exigence suscite une angoisse chez certains :
jusqu’où, disent-ils, faudra-t-il aller ? La
réponse est claire : on ne pourra sans doute pas modifier
tous les symboles liés à l’esclavage dans
l’espace public, tant ils sont nombreux et liés à
notre histoire. Mais on ne peut pas non plus ne rien faire, en restant
dans le déni et dans le mépris, comme si le
problème n’existait pas.
On
pourrait, par exemple, se concentrer sur les collèges et les
lycées Colbert. Il s’en trouve à Paris, à
Lyon, à Marseille et dans d'autres villes. Pourquoi
Colbert ? Parce que le ministre de Louis XIV jeta les
fondements du Code noir, monstre juridique qui légalisa ce crime
contre l’humanité. Colbert est aussi celui qui fonda la
Compagnie des Indes occidentales, compagnie négrière de
sinistre mémoire. En d’autres termes, en matière
d’esclavage, Colbert symbolise à la fois la théorie
et la pratique au plus haut niveau.
Ceux
qui sont attachés à Colbert, et veulent retenir de lui
non pas l’esclavagiste, mais le ministre qui sut établir
la grandeur de l’économie française, agissent comme
ces gens qui affirment qu’ils célèbrent en
Pétain non pas le représentant de Vichy, mais le
vainqueur de Verdun. C’est un argument quelque peu
délicat. Par ailleurs, comment Colbert a-t-il
développé l’économie française au XVIIe siècle, si ce n’est sur la base de l’esclavage colonial, justement ?
Mais
pourquoi évoquer particulièrement les collèges et
les lycées ? Parce que la question posée
aujourd’hui est celle de l’histoire, de la mémoire
et de la transmission. Si l’école républicaine
elle-même renonce à ces valeurs, elle n’a plus lieu
d’être. Comment peut-on sur un même fronton inscrire
le nom de « Colbert », et en-dessous,
« Liberté, Egalité,
Fraternité » ? Comment peut-on enseigner le
vivre-ensemble et les valeurs républicaines à
l’ombre de Colbert ?
Certains
commentateurs affirment qu’il ne faut pas changer ces noms, car
il convient de conserver la trace des crimes commis. Mais les noms de
bâtiments ne servent pas à garder la mémoire des
criminels, ils servent en général à garder la
mémoire des héros. C’est pour cela qu’il
n’y a pas en France de rue Pierre-Laval, alors qu’il y a de
nombreuses rues Jean-Moulin. Si on veut vraiment sauvegarder la
mémoire de l’esclavage, il vaudrait mieux donner à
ces établissements les noms de ces héros, noirs ou
blancs, souvent méconnus, qui luttèrent contre
l’esclavage. On pense ici à
Delgrès, héros de la Guadeloupe, ou aux habitants du
village de Champagney (Haute-Saône), qui, pendant la
Révolution, plaidèrent pour l’abolition. Pour ce
qui est de Colbert, son action doit être enseignée
— dans ces établissements, en cours
d’histoire — mais non pas
célébrée — à
l’extérieur, sur les frontons.
ENGAGER UNE RÉFLEXION
Votée
à l'unanimité en 2001, la loi Taubira demande que
l'esclavage soit reconnu comme crime contre l'humanité, et
enseigné en tant que tel. A l'évidence, les
collèges et les lycées Colbert sont au minimum en
porte-à-faux par rapport à cette loi, et par rapport aux
valeurs républicaines qu'ils se doivent de transmettre. Par
ailleurs, partout en France, plusieurs rues ou bâtiments ont
été débaptisés ces dernières
années. En 2002, par exemple, la rue Richepanse, à Paris,
qui célébrait ce général ayant
rétabli l’esclavage en Guadeloupe, est devenue la rue du
Chevalier-de-Saint-George, pour rendre hommage à ce brillant
musicien et escrimeur du XVIIIe
siècle. Ce changement, qui constitue une sorte de jurisprudence,
a été effectué sans problème majeur.
C’est
pourquoi, dans le cadre de cette rentrée 2017, nous, citoyens,
professeurs, élèves, parents
d’élèves, demandons au ministre de
l’éducation nationale d’engager une
réflexion, en concertation avec les personnalités
qualifiées, les associations, les syndicats et les
établissements concernés, afin que les symboles qui
célèbrent Colbert dans ces institutions éducatives
soient remplacés par d’autres noms qui valorisent
plutôt la résistance à l’esclavage.
C’est aussi cela, la réparation à laquelle nous
appelons le ministre de l’éducation nationale.
Plusieurs
personnalités ont signé la pétition lancée
par Louis-Georges Tin et Louis Sala-Molins, entre autres :
Catherine
Clément, Rokhaya Diallo, Olivier Le Cour Grandmaison, Victorien
Lurel, Harry Roselmack, Lilian Thuram, …
Le Monde, 2017