En
mai 1925, le déroulement des élections municipales au
Diamant (petite commune côtière au sud-ouest de la
Martinique) dégénère : suspectant une
tentative de manipulation des résultats, la population s'est
rassemblée aux abords de la mairie et se heurte à la
troupe qui, peu après 18 heures, tire sans sommation faisant dix
morts et onze blessés ; mais on relève
également, parmi les victimes, le colonel de Coppens candidat du
pouvoir colonial aux élections — a-t-il été
atteint par une balle perdue ? a-t-il été
délibérémet visé ? L'enquête
officielle manque à l'évidence de l'objectivité
nécessaire pour étayer une réponse
crédible. Or, peu avant la fusillade, la gendarmerie affirme
avoir été alertée : « à 15
heures, la population calme jusqu'alors, s'est rassemblée autour
de la Mairie (...) et, faisant des gestes menaçants elle a dit
à diverses reprises : Vous êtes tous des voleurs ; ce soir nous allons
vous tuer, puis elle a fait le tour de la Mairie avec un
mannequin représentant le buste d'un officier, en disant :
C'est surtout celui-là que nous voulons, et que nous
allons avoir ce soir. Sur ce buste, de coupe
militaire étaient peints en jaune des dessins indiquant
les boutons les écussons les galons et des décorations.
La foule sans aucun doute faisait allusion au colonel de Coppens
(...) » 1.
En 1978, Richard et Sally Price
découvrent, derrière le comptoir d'un café
à Petite Anse, « un buste sculpté en
bois peint en couleurs vives » ; « C'est
Méda qui l'a fait » leur dit-on, « un
homme disparu depuis seulement quelques années »,
et encore : « quand j'étais jeune,
on m'a dit qu'il y avait un général qui est passé
par ici (...) que Méda l'a dessiné exactement (...)
que la statue était trop vraie (...) c'est pour ça
qu'ils ont envoyé Méda au bagne ». Richard
Price enquête, confronte archives et témoignages
pour tenter de renouer les fils d'une mémoire qui s'effiloche.
Médard Aribot est né
en 1901 sur la commune de Sainte-Luce, de Marie-Thérèse
Aribot et de Médard Kunú, un Africain, « pas
Africain d'ici (...] Africain l'autre bord ! » ;
en 1933, Médard est condamné à un an de
prison et à la relégation en Guyane pour vol
et rébellion ; il est rapatrié vingt ans
plus tard et meurt à Trois-Îlets en 1973. Tout ce
qu'on sait de lui permet de dresser le portrait d'un homme recherchant
la solitude, taciturne, d'une force et d'une endurance peu communes,
habile de ses mains et, surtout, rétif à toute
autorité. S'il a connu le bagne ce n'est pas, comme le
prouvent la date et les attendus de sa condamnation, pour avoir
directement ou indirectement joué un rôle dans les
tragiques évènements du Diamant en 1925 ;
mais faut-il s'étonner qu'un homme ayant pratiqué
sa vie durant les vertus de l'insoumission finisse par incarner
pour ses contemporains l'idée même de résistance
— jusqu'à être promu contre toute vraisemblance
au rôle de protagoniste d'une page d'histoire hautement
symbolique ?
Aux premiers temps de l'enquête
(fin des années 70), les informateurs de Richard Price,
membres d'une communauté vivant de la pêche, évoquaient
donc la mémoire idéalisée et déjà
diffuse d'un Robin des Bois martiniquais — redresseur de
torts désintéressé. Tout a changé
vingt ans plus tard : « L'histoire de Médard,
comme tant d'autres aspects du colonialisme qui jusqu'à
récemment portaient une signification dans les communes
rurales, est en voie de s'ajouter au folklore officiel de gens
qui apprennent de plus en plus (...) à modeler leur comportement
et leur façon de voir le monde d'après un prototype
français. Ce dont nous sommes témoins (...) peut
être appelé la folklorisation du colonialisme
ou la mise en carte postale du passé » 2.
En témoigne l'évolution du regard porté
sur la dernière demeure construite de ses mains par l'ancien
bagnard — le préfet de l'époque avait souhaité
sa démolition ; on la tient aujourd'hui pour le meilleur
support de promotion touristique de la commune 3.
Richard Price a consigné
ces relectures successives de la vie de Médard Aribot ;
en les confrontant aux traces laissées par le parcours
de ce héros malgré lui, il éclaire l'évolution
de la société martiniquaise du début à
la fin du XXe siècle et, plus généralement,
sur les tours et détours de la mémoire collective
et de l'édification du discours (à prétention)
historique. 1. | Gendarmerie Nationale | 2. | p. 147 | 3. | Cf. sur le site internet de la commune du Diamant : La Maison du Bagnard … |
|