Deleuze n'a que vingt-sept ans quand il
écrit ce texte 1, resté inédit, pour un
numéro spécial consacré aux
îles désertes du magazine Nouveau
Fémina. Il y oppose les îles
continentales, accidentelles, dérivées, aux
îles océaniques, originaires,
essentielles : “ tout ce que nous disait la
géographie sur [ces] deux sortes d'îles,
l'imagination le savait déjà […].
L'élan de l'homme qui l'entraîne vers les
îles reprend le double mouvement qui produit les
îles en elles-mêmes. Rêver des
îles, avec angoisse ou joie peu importe, c'est
rêver qu'on se sépare, qu'on est
déjà séparé, loin des
continents, qu'on est seul et perdu — ou
bien c'est rêver qu'on repart à zéro,
qu'on recrée, qu'on recommence. Il y avait des
îles dérivées, mais l'île,
c'est aussi ce vers quoi l'on dérive, et il y avait des
îles originaires, mais l'île, c'est
aussi l'origine, l'origine radicale et
absolue ”.
Au fil de la
réflexion, Deleuze évoque Robinson
Crusoe qui, à ses yeux, “ développe
la faillite et la mort de la mythologie dans le
puritanisme ”, et la Suzanne de
Giraudoux : “ Avec elle
l'île déserte est un conservatoire d'objets tout
faits, d'objets luxueux. […] Mais avec Suzanne la mythologie
meurt encore, d'une manière parisienne il est vrai. Suzanne
n'a rien à recréer, l'île
déserte lui donne le double de tous les objets de la ville,
de toutes les vitrines de magasins, double inconsistant
séparé du réel puisqu'il ne
reçoit pas la solidité que les objets prennent
ordinairement dans les relations humaines au sein des ventes et des
achats, des échanges et des cadeaux. C'est une jeune fille
fade ; ses compagnons ne sont pas Adam, mais de jeunes
cadavres, et quand elle retrouvera les hommes vivants, elle les aimera
d'un amour uniforme, à la manière des
curés, comme si l'amour était le seuil minimum de
sa perception ”.
L'échec
— la faillite —
de Robinson et de Suzanne n'est pas irrémédiable.
Ils portent une leçon à laquelle s'attache
Deleuze ; avec eux, sur leurs traces, nous pouvons “ revenir
au mouvement de l'imagination qui fait de l'île
déserte un modèle, un prototype de
l'âme collective ”. En
développant l'idée qu'accidentelles ou
originelles les îles sont toujours le lieu d'une
séparation, Deleuze les érige en pôle
d'une seconde naissance, d'une re-naissance toujours
possible : “ Il y a dans
l'idéal du recommencement quelque chose qui
précède le commencement lui-même, qui
le reprend pour l'approfondir et le reculer dans le temps.
L'île déserte est la matière de cet
immémorial ou ce plus profond ”.
1. |
« Causes et raisons des îles
désertes » occupe 7 pages sur les 416 que compte
le recueil. |
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ROGER-POL
DROIT : Vous n'avez sans doute
jamais réfléchi à ce qu'est une
île. Vous n'y avez peut-être jamais vu,
bêtement, qu'un bout de terre. Alors que seule importe l'eau,
l'étendue autour, la séparation qui constitue
l'île comme lieu sans lien. Dans le texte, inédit
et très beau, qui ouvre ce recueil, Deleuze
accélère à sa manière cette
séparation, finissant par montrer qu'en un sens toute
île est déserte. Quand bien même elle
est habitée. Les hommes vivant sur l'île
deviennent la conscience de sa séparation. Mais il ne suffit
pas encore de mettre en mouvement, l'un par l'autre, la
géographie et l'imaginaire. Il faut encore intensifier le
mouvement, considérer les romans consacrés aux
îles comme des manières de mettre en
scène le psychisme, en venir à cette
définition inattendue : “ La
littérature est le concours des contresens que la conscience
opère naturellement et nécessairement sur les
thèmes de l'inconscient ; comme tout concours elle
a ses prix ”.
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Le Monde des livres, 8
mars 2002
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