Tromelin,
l'île aux esclaves oubliés / Max
Guérout et Thomas
Romon. - Paris : CNRS éditions, INRAP, 2010. -
195 p. : ill. ; 19 cm.
ISBN 978-2-271-07050-0
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L'histoire
de l'Utile
est celle du naufrage, de l'abandon, de la survie, celle aussi et
surtout des préjugés raciaux et de l'esclavage.
Notre
tâche a été de
démêler
l'écheveau de ces thèmes entrecroisés,
à
travers documents d'achives et observations archéologiques.
☐ Conclusion, p. 151 |
Dans la nuit du 31 juillet au 1er
août 1761, L'Utile navire
de la Compagnie des Indes qui avait quitté la côte
orientale de Madagascar à destination de l'île de
France
(Maurice) fait naufrage sur le récif corallien de l'isle de
Sable, un atoll qui peine à émerger au
cœur de
l'océan Indien. A bord de l'Utile, mais
en infraction au règlement sinon aux usages, se trouvaient
160
esclaves destinés aux plantations de l'île de
France.
Près de deux mois après le naufrage, les
rescapés
qui ont réussi à construire une embarcation de
fortune
avec ce qu'ils ont pu sauver de l'épave,
s'apprêtent
à reprendre la mer ; mais l'espace est strictement
mesuré
et tous ne peuvent prendre place à bord — les
blancs,
officiers et équipage, prennent la mer en abandonnant les
esclaves survivants à qui ils promettent un prompt secours.
La
superficie de l'isle de Sable dépasse à peine 1km2 ;
son point culminant n'atteint pas 10 mètres ; la
végétation est presque inexistante et seul un
infime
point d'eau saumâtre s'y trouve. Le reste n'est que sable et
corail, en permanence exposé à la houle et aux
vents
toujours violents dans ces parages. C'est là que vont
s'organiser pour survivre la soixantaine de Malgaches
abandonnés. L'aventure, difficilement concevable, durera une
quinzaine d'années ; c'est en effet le 29 novembre
1776 que
la Dauphine, sous
les ordres
de Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin, réussit à
s'approcher de l'îlot où survivent sept femmes et
un
enfant de huit mois qui seront recueillis et conduits à
l'île de France.
Max Guérout et Thomas
Romon ont
réuni tous les éléments d'information
permettant
de reconstituer cette histoire exceptionnelle.
L'intérêt
du récit tient dans le refus du romanesque. Seuls sont pris
en
compte deux éléments qui se complètent
étroitement : le témoignage des archives
et le
compte-rendu rigoureux des missions archéologiques
effectuées sur les lieux. Si « les
archives écrites émanent presque toujours des
élites possédant les richesses,
détenant le
pouvoir et maîtrisant …
l'écriture » (Jean-Paul
Jacob, Préface,
p. 15),
le résultat des campagnes de fouille est moins
biaisé et
permet de prendre une mesure aussi objective que possible de la
réalité. Les vestiges des abris, les outils
créés pour répondre aux besoins de vie
les plus
élémentaires, chaque
élément de cette
quête minutieuse témoigne hautement de
l'énergie et
de l'intelligence déployées par les
héros
involontaires de l'isle de Sable — une
leçon de vie.
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EXTRAIT |
Qui
sont les Malgaches de l'île de Sable ? À
quelle
catégorie les rattacher ? Sont-ils des esclaves,
des
captifs ou seulement des naufragés qui tentent de
survivre ? La question s'est souvent posée. Ils ne
sont pas
à proprement parler des esclaves, puisque leur
maîtres les
ont abandonnés, et que la coercition permanente et la
contrainte
du travail forcé ne pèsent pas sur eux. C'est
l'opinion
de Françoise Vergès à propos des
recherches
menées à Tromelin :
« Il s'agit de
captifs abandonnés par les négriers pendant
quinze ans
sur une île, et non de captifs ayant vécu comme
esclaves dans les
plantations. Cette fouille concerne donc plus la traite
négrière que l'esclavage lui-même 1. »
(…)
Si
après le départ de l'équipage de l'Utile,
ils
acquièrent une certaine forme de liberté, ils
restent
frappés par le sceau d'infamie dont ils ont
été
marqués, à la fois psychologiquement mais aussi
physiquement (…). Ils n'ont pas choisi d'être
là,
arrachés à leur cadre de vie habituel,
achetés
comme une marchandise, réduits en esclavage,
parqués
à fond de cale, et finalement abandonnés, certes
libres
de leurs mouvements, mais enfermés dans une prison maritime
où la perspective d'un sauvetage s'est amenuisée
de jour
en jour. (…)
Un
aspect ne doit pas non plus être oublié : lorsque
l'intendant Maillart suggère de ramener à
Madagascar, si
elles le souhaitent, les sept femmes libérées et
retenues
à l'île de France, elles déclinent
l'offre :
« Il est à remarquer qu'ayant
proposé à
ces femmes de retourner libres dans leur patrie et croyant leur faire
une proposition très agréable, elles ont paru
l'entendre
avec froideur, elles y seraient esclaves des autres noirs 2. »
(…)
Qu'importe,
voici ces naufragés coupés de leurs racines,
isolés du monde, dans le dénuement le plus
complet, qui
s'organisent pour survivre, utilisent les rares ressources de
l'île pour rebâtir une petite
société et
vivre debout, opposant un vivant démenti à ceux
qui leur
avaient dénié toute humanité. C'est
cette
leçon là qui est au centre de l'histoire, la
démonstration par la force vitale, la volonté,
l'intelligence, de l'inanité de
l'inégalité
proclamée des hommes.
☐ pp. 157-158
1. |
Françoise Vergès,
« Archéologie de l'esclavage,
archéologie de l'absence », dans L'avenir du passé,
modernité de l'archéologie, sous la
dir. de J.-P. Demoule et B. Stiegler, Paris, 2008. |
2. |
Lettre
de Maillart, Intendant des Isles de France et de
Bourbon à
Monsieur de Sartines, Ministre de la Marine, datée du 16
décembre 1776. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Max Guérout et Thomas
Romon, « Tromelin,
l'île aux esclaves oubliés »
nouv. éd. revue et augmentée, Paris : CNRS éditions, INRAP,
2015
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- Max
Guérout, « Tromelin, mémoire
d'une île », Paris : CNRS, 2015
- Sylvain
Savoia, « Les esclaves oubliés de
Tromelin » [bande dessinée]
d'après les
recherches menées par Max Guérout (GRAN), Thomas
Romon
(INRAP) et leur équipe, Bruxelles : Dupuis (Aire
libre),
2015
|
- Irène
Frain, « Les naufragés de l'île Tromelin
», Neuilly-sur-Seine :
Michel Lafon, 2009 ; Paris : J'ai lu (J'ai lu, 9221), 2010
- Eric Fougère, « L'île des sables », Bordeaux : L'Ire des marges (Majuscules, 46), 2019
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mise-à-jour : 20 février 2020 |
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