Les
vingt et un jours d'un neurasthénique / Octave Mirbeau. -
Paris : Eugène Fasquelle, 1901. -
435 p. ;
19 cm. - (Bibliothèque Charpentier).
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Vingt et un jours, le temps de prendre les eaux dans une
station
thermale des Pyrénées ; le temps pour
Octave Mirbeau
de remâcher la nausée qu'il éprouve au
spectacle
d'une société qu'il exècre :
les
détenteurs de pouvoir, ceux qui y
aspirent … et ceux
qui consentent à le subir. Sans
logique apparente, les vingt et un chapitres du recueil juxtaposent une
enfilade de récits où l'absurde et le
dérisoire
sont en permanence à l'œuvre.
Au
hasard du jeu de massacre, il arrive que Mirbeau évoque la
Bretagne qu'il connaît pour y avoir
séjourné en
différentes occasions, certaines peu gratifiantes
à ses
yeux — quatre ans chez les jésuites
à
Vannes —, et d'autres qui éveillent sa
nostalgie sans
tempérer son humeur combative — comme un
séjour de plusieurs mois à Audierne en 1884.
C'est
à cet épisode que se rattache la relation d'un
court
passage à l'île de Sein (Ch. XX,
pp. 368-374).
A
première lecture, la vision de Mirbeau est proche du
stéréotype popularisé par nombre de
ses
contemporains, et par ceux qui n'ont pas même pris le risque
de
la traversée. Le tableau frise le
misérabilisme ;
mais ici la charge outrancière et le trait excessif
éclairent crûment les conditions de vie
imposées
aux insulaires,
oubliés de la société, et l'emprise
qu'exerce sur
eux un clergé rétrograde. La
dénonciation, dans sa
démesure et sa gravité, ne manque pas d'humour.
Mirbeau
évoque l'île de Sein en d'autres occasions. Dans
le Journal d'une femme
de chambre 1,
Célestine, originaire d'Audierne, se souvient de son
père, mort alors qu'il pêchait
dans les parages de l'île de Sein :
« Je le vois encore … Il avait
les cheveux
collés au crâne, et, dans les cheveux, des
goémons
emmêlés qui lui faisaient comme une
couronne …
Des hommes étaient penchés sur lui, frottaient sa
peau
avec des flanelles chaudes, lui insufflaient de l’air par la
bouche … ». Ailleurs
l'évocation,
franchissant la distance, est plus personnelle :
Enfin
voici la Pointe du Raz.
Que
de fois, couché sur ces rochers qui plongent dans la mer,
sur
ces rochers déchirés, calcinés,
entaillés
sinistrement, creusés en gouffres mugissants et pareils
à
l’enfer, que de fois j’ai admiré
l’admirable
et poignant spectacle de cette mer verte, au vert impitoyable et cruel
qu’ont parfois les yeux des femmes ! Elle se
déploie,
immense, infinie et toujours colère, parsemée de
récifs qui montrent au-dessus de l’eau leurs
têtes
noires frangées d’une collerette
d’écume. En
face, l’île de Sein et ses phares
s’aperçoivent, brume légère
que teinte le
soleil ; à droite, la baie des
Trépassés dont
les rocs carrés qui l’enserrent comme des murs
dérobent aux yeux des veuves et des orphelins les cadavres
qu’elle roule sur le sable jaune de sa grève.
Et je
restais là, suivant le vol des mouettes et des cormorans,
les
oreilles emplies du grondement des brisants, me demandant si toute
cette eau n’était pas formée des larmes
que cette
mer a fait couler, et si, quand les phares s’allument, vers
la
nuit, et prolongent au loin leur lumière sanguinolente, ce
n’était point le sang des victimes qui revient,
tache
ineffaçable, pour l’accuser et la
maudire … 2
1. |
« Le
journal d'une femme de chambre », Paris :
Eugène
Fasquelle (Bibliothèque Charpentier), 1900 |
2. |
« Les eaux muettes »
in Lettres de ma
chaumière, Paris : A. Laurent, 1886 |
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EXTRAIT |
C’est cette
même année-là 1
que j’allai passer trois jours à
l’île de Sein.
L’île
de Sein n’est séparée du continent que
par quelques
milles. De la pointe du Raz et de la côte de Beuzec, on
aperçoit, par les temps clairs, ses dunes plates, mince
trait
jaune sur la mer, et la colonne grise de son phare. En cet espace
marin, un peu sinistre, l’Océan est
semé de
récifs hargneux, dont les pointes apparaissent,
même par
le calme, presque toujours frangées
d’écume ;
et les nombreux courants qui, sur le vert des eaux, tracent des courbes
laiteuses, font de ces parages une route dangereuse aux navires. A
marée basse, les récifs, plus
découverts, relient,
en quelque sorte, d’un noir chapelet de roches, les falaises
tourmentées de la côte aux tristes sables de
l’île. On dirait une longue jetée que
les lames
auraient, ça et là, rompue.
Misérable
épave de terre, perdue dans ce remous de mer qu’on
appelle
l’Iroise, et chaque jour minée par lui,
l’île
de Sein, par la pauvreté indicible de son sol et les
mœurs
primitives de ses habitants, semble au voyageur qui y
débarque
un pays plus lointain que les archipels du Pacifique, et plus
dépourvu que les attols (sic) des mers du Sud. Et, pourtant,
sur
ce sable et ces rocs, ces cailloux et ces galets, vit une population de
près de six cents âmes 2,
disséminées en de sordides hameaux. Quelques
carrés de pommes de terre, et de maigres choux, de petits
champs
de sarrasin, tondus et pelés comme le crâne
d’un
teigneux, composent l’unique culture de
l’île,
laissée aux soins des femmes. L’arbre y est
inconnu, et
l’ajonc est le seul végétal arborescent
qui
consente à vivre dans cet air iodé, sous les
constantes
rafales du large. A l’époque de sa floraison, il
répand un parfum de vanille sur les odeurs de crasse
humaine, de
varech pourri et de poisson séché, dont
s’empuantit
l’atmosphère en toute saison.
☐ Ch. XX,
pp. 368-369
1. |
Très
vraisemblablement en 1884. |
2. |
Près de 200
aujourd'hui. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Les
vingt et un jours d'un neurasthénique »
préfacé par Hubert Juin, Paris : Union
générale d'éditions (10/18, 1137),
1977
- « Les
vingt et un jours d'un neurasthénique »
présenté et annoté par Rodolphe
Fouano,
Paris : Ed. de Septembre (L'Européenne), 1990
- « Les
vingt et un jours d'un neurasthénique »
préfacé et annoté par Pierre Michel,
Nantes :
Le Passeur, 1998
- « Les
vingt et un jours d'un neurasthénique »
préfacé par Arnaud Vareille, Talence :
L'Arbre
vengeur, 2011
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mise-à-jour : 16
juillet 2012 |
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