Il pleuvait sur la mer et la
tempête essayait ses forces en quelques escarmouches. Sous
le ciel livide, j'aperçus toutes les îles :
Ouessant avec son terrible Fromveur qui tout d'un coup secoue
les navires comme des noix, Molène, Quéménez
où nous ne pûmes aborder et ses prairies sous-marines
de goémons. La petite île de Quéménez
précieusement peinte sur le fond livide du ciel semblait
dormir au milieu des lames crêtées de dentelles
savonneuses. On n'apercevait aucun havre qui pût recevoir
la chaloupe. Sur le rivage, des goémons s'étiraient
sur les galets comme des serpents malades, des goémons,
plantes plus vieilles que les hommes, blé de la mer dont
on fait du pain, qui ressemble à la chair iodée
des animaux préhistoriques.
A l'horizon des grandes mers
nordiques, Ouessant apparaissait, entre l'eau et le ciel, avec
ses pylônes de T.S.F. qui contrôlent la parole humaine
sur toute la mer.
La nuit était venue autour
de nous. Et la lumière du bord lutta contre son mystère.
A cette heure crépusculaire, il me semblait entendre dans
les hurlements d'une mauvaise nuit marine le claquement d'argent
des petits sabots des Iliennes, le pas timide de la petite Roseher
à la porte du dancing dans le courant d'air qui fauche
la rue et lève les jupes lourdes.
Les élégantes Ouessantines
aux cheveux libres, dans la tradition des sirènes, filles
de la mer et petites-filles de la mer, à la chair pétrie
d'iode, dansaient le fox-trot cependant que la sirène
du Stiff gémissait comme la bête blanche, mère
de toutes les bêtes de la mer et des filles de l'île
sacrée.
A Ouessant la terre est encore
plus sainte qu'à Sainte-Anne-d'Auray. C'est ici la terre
sainte de la religion catholique, mais d'un catholicisme marin.
Le Jésus crucifié sur une ancre avec à tribord
le feu vert du mauvais larron et à babord le feu rouge
de l'autre mauvais larron.
☐ pp. 55-56
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