JACQUES RANCOURT : […]
Si l'on regarde […] l'histoire
de la poésie moderne en Haïti, on voit apparaître
trois grandes générations, qui, sans être
étanches, marquent dans son évolution des étapes
bien distinctes.
La révélation
de l'identité
La première génération,
sur laquelle repose en réalité tout l'édifice,
est celle de la révélation de l'identité.
Elle apparaît dans les années vingt, essentiellement
autour du docteur Jean Price-Mars et de poètes comme Jacques
Roumain et Emile Roumer, à l'origine de l'Ecole indigéniste
puis de la Revue Indigène.
[…]
La génération poétique
qui prendra en charge cet éveil à soi-même
va de Léon Laleau à René Depestre. Les trois
aînés, Léon Laleau, Emile Roumer et Philippe
Thoby-Marcelin, tout en gardant, dans la forme, l'empreinte de
l'ancienne poésie « à la française »,
affirmeront sans complexe leur identité noire ou nègre,
et s'interrogeront sur elle ou sur le regard que l'autre
leur renvoie.
[…]
Le déploiement
du lyrisme personnel
La deuxième génération,
qu'on pourrait définir comme celle du déploiement
du lyrisme personnel, concerne essentiellement des poètes
— dont la plupart ont dû prendre ensuite le chemin
de l'exil sous le règne de Duvalier — qui se réunissaient
au début des années 60 et échangeaient leurs
idées au sein des mouvements Samba et Haïti
Littéraire : Anthony Phelps, René Philoctète,
Roland Morisseau, Gérard Etienne, Serge Legagneur, Jean-Richard
Laforest et Davertige. Lucien Lemoine, bien qu'un peu plus âgé
et malgré un parcours personnel différent, appartient
bien lui aussi à cette génération quant
à la sensibilité : celle notamment d'un chantre
merveilleux, même dans le dénuement, de l'enfance
haïtienne.
Contrairement aux poètes
de la première génération, ceux de Haïti
Littéraire ne se sont pas vraiment rassemblés
autour d'une même thématique. Ils ont plutôt
en commun une profonde humanité, une foi en la parole
doublée du sentiment de devoir explorer chacun à
fond son propre itinéraire […]
[…]
Libre parcours
La troisième génération,
enfin, apparaît comme celle des libres parcours. Si avec
elle se confirme l'avènement d'une culture poétique
haïtienne originale — perceptible à la fois
à travers la résurgence de tonalités et
de formes poétiques déjà présentes
chez Magloire-Saint-Aude, Laraque, Phelps, Lemoine ou Davertige,
comme à travers l'affleurement du créole et de
la mystique vaudoue —, elle ne s'en distingue pas moins
des précédentes. Elle ne se sent pas, notamment,
la responsabilité de reprendre les thèmes d'un
Jacques Roumain, malgré l'admiration conservée
au poète comme au grand romancier de Gouverneurs de
la rosée (1946) ; elle ne se reconnaît
pas non plus en général dans le lyrisme des années
soixante. Le poème court y a pris le pas sur le long.
La voix est plus intérieure, plus réflexive aussi.
Deux orientations majeures se
font jour au sein de cette génération, orientations
toutefois non exclusives l'une de l'autre et auxquelles il arrivera
de cohabiter à l'intérieur d'une même œuvre.
Du côté des poètes plus sensibles à
la langue […] on retrouve, outre Georges Castera […] Jean-Max
Calvin, Yanick Jean, Gérard Pricorne Janvier et Louis-Philippe
Dalembert. Du côté des poètes plus méditatifs,
menant une réflexion intime sur le sens des choses, devant
le quotidien comme devant l'infini, on retrouvera Edgard Gousse,
Evelyne Trouillot, Kettly Mars et Gary Augustin.
[…]
En bout de piste, ou « seul
à l'autre bout de son miroir », Rodney Saint-Eloi
regarde sa ville, Port-au-Prince, et en questionne la réalité,
le devenir, la part d'illusions : peut-être inaugure-t-il
un nouveau cycle de la poésie haïtienne …
[…]
☐ Introduction, pp. 6-11
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