Hegel et Haïti /
Susan Buck-Morss ; traduit de l'anglais par Noémie
Séguol. - Paris : Lignes-Léo Scheer,
2006. - 82 p. ; 19 cm.
ISBN 2-756100-61-7
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NOTE DE L'ÉDITEUR : Cet essai,
bref, incisif et savant, s'étonne de la coexistence
paradoxale, au XVIIIe
siècle, des idéaux
d'égalité des Lumières et de la
pratique de l'esclavage, laquelle connaît alors son effarant
apogée. On sait ce qu'il en a été des
penseurs français ; Louis Sala-Molins 1
l'a établi avec force. Mais qu'en fut-il des penseurs
allemands 2 ?
Et de Hegel, le tout premier ? Peut-on imaginer que celui-ci
élabora sa dialectique du maître et de l'esclave
dans l'ignorance de l'existence de l'esclavage en tant que tel, et du
soulèvement emblématique, mené par
Toussaint-Louverture, et couronné de succès, des
esclaves de Saint-Domingue ?C'est ce qu'on imagine en effet. Mais pas Susan
Buck-Morss qui, dans Hegel et Haïti,
avance au contraire l'hypothèse suivant laquelle c'est
s'inspirant sciemment de la réalité
haïtienne que Hegel a réussi à
déplacer le discours philosophique abstrait vers une
opposition dialectique concrète.Il ne s'agit certes pas de nier qu'il reviendra
plus tard vers un conservatisme de nature à justifier nombre
de théories eurocentristes ultérieures 3 ; seulement d'affirmer que Hegel a connu un moment
de lucidité déterminant dont il importe de
mesurer la portée dans l'élaboration d'un projet
de liberté universelle. 1. | Louis Sala-Molins, « Le Code Noir ou la calvaire de Canaan », Paris : Presses universitaires de France (Quadrige, 368), 2002 | 2. | Depuis 1792, la Minerve
de Johann Wilhelm von Archenholz informait les lecteurs allemands de la
situation dans la colonie française de Saint Domingue ; les
positions qui y étaient développées étaient
proches de celles de la Société des Amis des Noirs
créée à Paris en 1788. | 3. | « Il
est tristement ironique que cette évolution, reflétant
toujours plus précisément la connaissance
académique des sociétés africaines en Europe, ait
contribué à rendre les conférences de Hegel moins
éclairées, et plus bornées. » — Hegel et Haïti, pp. 80-81 |
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EXTRAIT |
Moderne, c'est ainsi que l'on considère
depuis longtemps la vision hégélienne de la
politique fondée sur la représentation des
évènements révolutionnaires comme
rupture décisive avec le passé. Il est d'ailleurs
communément accepté que la Phénoménologie
de l'esprit fait référence
à la Révolution française, sans la
citer. Pourquoi Hegel aurait-il dû être moderrne de
deux manières seulement : en adoptant la
théorie économique d'Adam Smith, et en
érigeant la Révolution française en
modèle politique ? Et face à la
problématique sociale la plus brûlante de son
temps, l'esclavage, dont les révolutions
incendièrent les colonies et aboutirent dans la plus riche
d'entre elles, pourquoi Hegel aurait-il dû —
comment aurait-il pu rester enlisé dans
la pensée d'Aristote ?
Il est hors de doute que Hegel avait connaissance
de l'existence des esclaves, et de leurs luttes
révolutionnaires. Dans ce qui fut peut-être la
formule la plus politique de sa carrière, il utilisa les
formidables évènements d'Haïti, comme
pivot de son argumentation dans la Phénoménologie
de l'esprit. Réelle et triomphante, la
révolution des esclaves des Caraïbes contre leurs
maîtres incarne le moment où la dialectique de la
reconnaissance devient la thématique de l'histoire mondiale,
le récit de la réalisation universelle de la
liberté. Si Archenholz, l'éditeur de Minerve,
ne suggéra pas ceci de
lui-même dans les comptes rendus bruts qu'offraient ses
pages, Hegel en revanche, lecteur de longue date de la revue,
était capable d'une telle vision. La théorie et
la réalité convergèrent dans ce moment
historique — ou plutôt, pour reprendre les mots de
Hegel, le rationnel (la liberté) devint réel. Il
s'agit d'un point crucial dans la compréhension de
l'originalité de Hegel, dont l'argumentation arracha la
philosophie des confins de la théorie pour en faire un
commentaire de l'histoire du monde.
☐ pp. 64-65
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Hegel,
Haiti and universal history », Pittsburgh :
University of Pittsburgh press, 2009
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mise-à-jour : 30
mai 2011 |
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