Aujourd'hui
encore, le chlordécone, qui passe dans la chaîne
alimentaire, distille son poison un peu partout. Pas seulement dans les
sols, mais aussi dans les rivières, une partie du littoral
marin, le bétail, les volailles, les poissons, les
crustacés, les
légumes-racines … et la
population elle-même. |
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Louis
Boutrin et Raphaël Confiant, « Chronique
d'un
empoisonnement annoncé : le scandale du
chlordécone
aux Antilles françaises, 1972-2002 »,
Paris :
L'Harmattan, 2007 |
Louis
Boutrin et Raphaël Confiant,
« Chlordécone : 12 mesures pour
sortir de la
crise », Paris : L'Harmattan, 2007 |
Philippe
Verdol (dir.), « Le chlordécone en
Guadeloupe :
environnement, santé,
société » actes
du colloque du 15 mai 2006 Pollution
par la chlordécone : bilan et perspectives, Pointe-à-Pitre :
Jasor, 2007 |
Philippe
Verdol, « L'île-monde dans l'œil
des
pesticides », Matoury (Guyane) : Ibis
rouge, 2009 |
Philippe
Verdol, « Du chlordécone comme arme
chimique
française en Guadeloupe et en Martinique et de ses effets en
Europe et dans le monde : plainte et demande de
réparation », Paris :
L'Harmattan, 2014 |
Philippe
Verdol, « Le chlordécone aux Antilles
françaises : politique publique de gestion de la
crise », Paris :
L'Harmattan, 2020 | Jessica
Oublié (scénario) et Nicola Gobbi (dessin),
« Tropiques toxiques : le scandale du
chlordécone », Paris : Steinkis, Les Escales,
2020 |
|
|
LES ANTILLES
EMPOISONNÉES POUR DES SIÈCLES
La
quasi-totalité des Guadeloupéens et des
Martiniquais sont
contaminés par le chlordécone, un pesticide
ultratoxique,
utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies. Un
scandale
sanitaire unique au monde.
Il
a vu ses collègues tomber malades et mourir tour
à tour
sans comprendre. « Cancer,
cancer, cancer…
C’est devenu notre quotidien. A
l’époque, on ne
savait pas d’où ça
venait », se souvient
Firmin (les prénoms ont été
modifiés) en
remontant l’allée d’une bananeraie de
Basse-Terre,
dans le sud de la Guadeloupe. L’ouvrier agricole
s’immobilise sur un flanc de la colline. Voilà
trente ans
qu’il travaille ici, dans ces plantations verdoyantes qui
s’étendent jusqu’à la mer. La
menace est
invisible, mais omniprésente : les sols sont
contaminés pour des siècles par un pesticide
ultra-toxique, le chlordécone, un perturbateur endocrinien
reconnu comme neurotoxique, reprotoxique (pouvant altérer la
fertilité) et classé
cancérogène possible
dès 1979 par l’Organisation mondiale de la
santé
(OMS).
Ce produit, Firmin l’a toujours manipulé
à mains nues, et sans protection. « Quand
on ouvrait le sac, ça dégageait de la chaleur et
de la
poussière, se rappelle-t-il. On respirait ça. On
ne
savait pas que c’était
dangereux. » Il enrage contre les « patrons
békés »,
du nom des Blancs créoles qui descendent des colons et
détiennent toujours la majorité des plantations.
« Ils
sont tout-puissants.
Les assassins, ce sont eux, avec
la complicité du gouvernement. »
La France
n’en a pas fini avec le scandale du chlordécone
aux
Antilles, un dossier tentaculaire dont les répercussions
à la fois sanitaires, environnementales,
économiques et
sociales sont une bombe à retardement. Cette histoire,
entachée de zones d’ombre, est méconnue
en
métropole. Elle fait pourtant l’objet
d’une immense
inquiétude aux Antilles, et d’un débat
de plus en
plus vif, sur fond d’accusations de
néocolonialisme.
Tout
commence en 1972. Cette année-là, la
commission des
toxiques, qui dépend du ministère de
l’agriculture,
accepte la demande d’homologation du chlordécone.
Elle
l’avait pourtant rejetée trois ans plus
tôt à
cause de la toxicité de la molécule
constatée sur
les rats, et de sa persistance dans l'environnement. Mais le produit
est considéré comme le remède miracle
contre le
charançon du bananier, un insecte qui détruisait
les
cultures.
Les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique en
seront aspergées massivement pendant plus de vingt ans pour
préserver la filière, pilier de
l'économie
antillaise, avec 270 000 tonnes produites chaque
année,
dont 70 % partent pour la métropole.
La France finit
par interdire le produit en 1990, treize ans après les
Etats-Unis. Il est toutefois autorisé aux Antilles jusqu'en
septembre 1993 par deux dérogations successives,
signées
sous François Mitterand par les ministres de l'agriculture
de
l'époque, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Des
années
après, on découvre que le produit s'est
répandu
bien au-delà des bananeraies. Aujourd'hui encore, le
chlordécone, qui passe dans la chaîne alimentaire,
distille son poison un peu partout. Pas seulement dans les sols, mais
aussi dans les rivières, une partie du littoral marin, le
bétail, les volailles, les poissons, les
crustacés, les
légumes-racines … et la
population
elle-même.
Une étude de Santé publique
France, lancée pour la première fois à
grande
échelle en 2013 et dont les résultats,
très
attendus, seront présentés aux Antillais en
octobre, fait
un constat alarmant : la quasi-totalité des
Guadeloupéens
(95 %) et des Martiniquais (92 %) sont contaminés au
chlordécone. Leur niveau d’imprégnation
est
comparable : en moyenne 0,13 et 0,14 microgrammes par litre
(µg/l) de sang, avec des taux grimpant
jusqu’à 18,53
µg/l. Or, le chlordécone étant un
perturbateur
endocrinien, «
même à très faible dose, il
peut y avoir des effets sanitaires », a
clarifié
Sébastien Denys, directeur santé et environnement
de
l’agence. Des générations d'Antillais
vont devoir
vivre avec cette pollution dont l'ampleur et la persistance
— jusqu'à sept cents ans selon les
sols —
en font un cas unique au monde, et un véritable laboratoire
à ciel ouvert.
RECORD DE CANCERS
DE LA PROSTATE
En
Guadeloupe, à cause des aliments contaminés,
18,7 %
des enfants de 3 à 15 ans vivant dans les zones
touchées
sont exposés à des niveaux supérieurs
à la
valeur toxicologique de référence
(0,5 µg/kg
de poids corporel et par jour), selon l’Agence nationale de
sécurité sanitaire de l’alimentation,
de
l’environnement et du travail (Anses). Un taux qui
s’élève à 6,7 % en
Martinique. Cette
situation est là encore « unique »,
s’inquiète un spécialiste de la
santé
publique, qui préfère garder
l’anonymat : « On
voit parfois cela dans des situations professionnelles, mais jamais
dans la population générale. »
La
toxicité de cette molécule chez l’homme
est connue
depuis longtemps. En 1975, des ouvriers de l’usine Hopewell
(Virginie), qui fabriquait le pesticide, avaient
développé de sévères
troubles neurologiques
et testiculaires après avoir été
exposés
à forte dose : troubles de la motricité,
de
l’humeur, de l’élocution et de la
mémoire
immédiate, mouvements anarchiques des globes
oculaires … Ces effets ont disparu par la suite,
car le
corps élimine la moitié du chlordécone
au bout de
165 jours, à condition de ne pas en réabsorber.
Mais
l’accident fut si grave que les Etats-Unis ont
fermé
l’usine et banni le produit, dès 1977.
Et en
France, quels risques les quelque 800 000 habitants de
Martinique
et de Guadeloupe courent-ils exactement ? Les
études
menées jusqu’ici sont édifiantes
— d’autres sont en cours. L’une
d’elles,
publiée en 2012 par l’Institut national de la
santé
et de la recherche médicale (Inserm), montre que le
chlordécone augmente non seulement le risque de
prématurité, mais qu’il a aussi des
effets
négatifs sur le développement cognitif et moteur
des
nourrissons.
Le pesticide est aussi fortement
soupçonné d’augmenter le risque de
cancer de la
prostate, dont le nombre en Martinique lui vaut le record du monde
— et de loin —, avec 227,2
nouveaux cas pour
100 000 hommes chaque année. C’est
justement la
fréquence de cette maladie en Guadeloupe qui avait
alerté
le professeur Pascal Blanchet, chef du service d’urologie au
centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre,
à son arrivée, il y a dix-huit ans. Le cancer de
la
prostate est deux fois plus fréquent et deux fois plus grave
en
Guadeloupe et en Martinique qu’en métropole, avec
plus de
500 nouveaux cas par an sur chaque île.
Intrigué,
le professeur s’associe avec un chercheur de
l’Inserm
à Paris, Luc Multigner, pour mener la première
étude explorant le lien entre le chlordécone et
le cancer
de la prostate. Leurs conclusions, publiées en 2010 dans le Journal of Clinical Oncology,
la meilleure revue internationale de cancérologie,
révèlent qu’à partir de
1 microgramme
par litre de sang, le risque de développer cette maladie est
deux fois plus élevé.
Entre deux consultations, Pascal Blanchet explique, graphique
à l’appui : « Comme
les Antillais sont d’origine africaine, c’est
déjà une population à risque
[du fait de
prédispositions génétiques]. Mais là, la
pollution environnementale engendre un risque supplémentaire
et
explique une partie des cas de cancers de la
prostate. »
[…]
Ce
qui se joue derrière l'affaire du chlordécone,
c'est bien
la crainte de l'Etat d'avoir un jour à indemniser les
victimes
— même si prouver le lien, au niveau
individuel, entre
les pathologies et la substance sera sans doute très
difficile.
Mais l'histoire n'en est pas encore là. Pour l'heure, les
autorités ne reconnaissent pas de lien « formel »
entre le cancer de la prostate et l'exposition au
chlordécone.
Une étude lancée en 2013 en Martinique devait
permettre
de confirmer — ou non — les
observations faites
en Guadeloupe. Mais elle a été
arrêtée au
bout d'un an. L'Institut national du cancer (INCa), qui l'avait
financée, lui a coupé les fonds, mettant en cause
sa
faisabilité.
La nouvelle est tombée sous la forme
d'un courrier signé par la présidente de l'INCa
à
l'époque, Agnès Buzyn, devenue depuis ministre de
la
santé. Quatre ans après, Luc Multigner, qui
pilotait
l'étude à l'Inserm, reste « estomaqué »
par les arguments « dénués
de tout fondement scientifique »
avancés par le comité d'experts pour justifier
cette interruption. « Je
les réfute catégoriquement, affirme
le chercheur. Si on
avait voulu empêcher la confirmation de nos travaux
antérieurs en Guadeloupe, on ne s'y serait pas pris
autrement », souligne-t-il.
Cette histoire a
rattrapé Agnès Buzyn depuis son
arrivée au
gouvernement. Interrogée en février à
l'Assemblée nationale, elle a soutenu que l'étude
pâtissait d'un
« biais
méthodologique » qui
l'aurait empêchée d'être concluante. « Je me suis
appuyée sur le comité d'experts pour
l'arrêter », insiste
auprès du Monde
la ministre de la santé dans son bureau parisien. Elle
assure toutefois que le gouvernement est « prêt
à remettre de l'argent pour tout scientifique souhaitant
monter
une étude robuste » et qu'un
appel à projets va être lancé.
Luc Multigner s'en désole : « Cela
renvoie tout aux calendes grecques. C'est comme si tout le travail,
l'énergie et les moyens financiers mis en œuvre
ces quinze
dernières années n'avaient servi à
rien ! » Selon lui, « l'Etat
n'est pas à la hauteur de la gravité du
dossier ».
Un sentiment largement partagé, tant le problème
est
géré au coup par coup et sans
véritable
stratégie depuis son irruption.
L'affaire
du chlordécone surgit au tout début des
années
2000 grâce à la mobilisation d'un
ingénieur
sanitaire, Eric Godard, de l'Agence régionale de
santé
(ARS) de Martinique. C'est lui qui, le premier, donne un
aperçu
de l'ampleur des dégâts en
révélant la
contamination des eaux de consommation, des sols, du bétail
et
des végétaux. Il est mis à
l'écart pendant
plus d'un an après sa découverte, mais des
mesures sont
prises : des sources d'eau sont fermées, d'autres
traitées, et des zones entières sont interdites
à
la culture — étendues par la suite
à la
pêche.
Après
cela, l’affaire semble tomber dans l’oubli. Il faut
attendre qu’un cancérologue, Dominique Belpomme,
dénonce un « empoisonnement »
dans la presse nationale en 2007, provoquant une crise
médiatique, pour que les pouvoirs publics
s’emparent
vraiment du sujet. Un premier plan national d’action est mis
sur
pied, puis un deuxième. Leur bilan est « globalement
mitigé », constate un rapport
d’évaluation, qui critique la « juxtaposition
d’initiatives ministérielles
distinctes »,
l’absence de coordination et le manque de transparence
auprès de la population. Un troisième plan court
actuellement jusqu’en 2020. Il encadre notamment les
recherches
pour mieux connaître les effets sanitaires du
chlordécone.
EN
DIRE AUSSI PEU QUE POSSIBLE
« L’Etat
a mis un certain temps à prendre la dimension du
problème
et à considérer l’angoisse que
ça pouvait
générer aux Antilles », admet
Agnès Buzyn. Mais la ministre de la santé
l’assure : « Avec
moi, il n’y aura pas d’omerta. J’ai
donné
l’ordre aux Agences régionales de santé
[ARS] de
Martinique et de Guadeloupe d’être transparentes
envers les
citoyens. »
La
consigne semble être mal passée. Dans une lettre
adressée à la ministre le 23 janvier, un syndicat
de
l’ARS de Martinique dénonce les « pressions
que subissent les agents pour limiter l’information du public
au strict minimum », mais aussi les « manœuvres
visant à la mise à l’écart
du personnel
chargé de ce dossier », dont
l’expertise est pourtant « unanimement
reconnue ». Et
pour cause : l’un des agents ostracisés
n’est
autre qu’Eric Godard — encore
lui —, qui
doit son surnom,
« M. Chlordécone »,
à sa connaissance du dossier.
Contacté,
le directeur général de l’agence,
Patrick Houssel, dément : « Il
ne s’agissait pas de faire pression, mais de mettre en place
une
communication plurielle, pour qu’elle ne soit plus seulement
faite par M. Godard. » De son
côté, le ministère de la
santé voit là un simple « problème
interne de ressources humaines », et
non une alerte.
En
dire aussi peu que possible, de peur de créer la panique et
d’attiser la colère. Pendant des
années, les
autorités ont appliqué cette stratégie
au
gré des nouvelles découvertes sur
l’ampleur du
désastre. Mais le manque de transparence a produit
l’effet
inverse. La suspicion est désormais partout, quand elle ne
vire
pas à la psychose : certains refusent de boire
l’eau
du robinet, la croyant, à tort, toujours
contaminée.
D’autres s’inquiètent pour les fruits,
alors
qu’il n’y a rien à craindre
s’ils poussent
loin du sol — le chlordécone
disparaît à
mesure qu’il monte dans la sève, ce qui explique
que la
banane elle-même ne soit pas contaminée.
L’inquiétude
et la défiance envers les autorités se sont
encore
aggravées après la publication, en
décembre 2017,
d’un rapport controversé de l’Anses.
L’agence
publique avait été saisie pour savoir si les
limites
maximales de résidus de chlordécone
autorisées
dans les aliments étaient suffisamment protectrices pour la
population. La question est brûlante, car un changement dans
la
réglementation européenne en 2013 a conduit
— comme le ministre de l’agriculture,
Stéphane
Travert, l’a reconnu en janvier —
à une hausse
mécanique spectaculaire des limites autorisées en
chlordécone pour les volailles (multipliées par
dix) et
pour les viandes (multipliées par cinq).
LA
MOBILISATION S'ORGANISE
Or,
dans ses conclusions, l’Anses estime que ces nouveaux seuils
sont
suffisamment protecteurs. Selon l’agence, les abaisser serait
inutile, et il est « plus
pertinent d’agir par les recommandations de consommation pour
les
populations surexposées » au
pesticide. Elle
le justifie par le fait que le problème ne vient pas des
circuits réglementés (supermarchés),
mais des
circuits informels (autoproduction, don, vente en bord de route),
très prisés par les habitants, en particulier les
plus
pauvres, mais où les aliments sont souvent fortement
contaminés.
La population n’est pas la seule
à avoir été choquée. Des
scientifiques, des
médecins, des élus et des fonctionnaires nous ont
fait
part de leur indignation face à ce qu’ils
perçoivent comme un « tournant »,
« en contradiction totale »
avec la politique de prévention affichée par les
pouvoirs
publics, visant au contraire à réduire au maximum
l’exposition de la population au chlordécone.
Plusieurs
d’entre eux soupçonnent le gouvernement de vouloir
privilégier l’économie sur la
santé, en
permettant aux éleveurs de bœufs et de volailles
de vendre
leurs produits avec des taux de chlordécone plus
élevés. De son côté,
Agnès Buzyn
reconnaît qu’« on
a tous intérêt à ce que les seuils
soient les plus bas possible », mais
se dit « très
embarrassée » pour en parler
puisque « l’alimentation
est de la responsabilité du ministère de
l’agriculture ». Celui-ci
n’a pas donné suite à nos demandes
d’entretien.
La
polémique a en tout cas obligé l’Etat
à
revoir sa stratégie. Son nouveau
maître-mot : la
communication. « Pour
restaurer la confiance, il faut être transparent, affirme
Franck Robine, préfet de la Martinique et coordinateur du
troisième plan national sur le chlordécone. On
n’a pas de baguette magique, mais on montre aux gens
qu’on
s’occupe du problème et qu’on partage
avec eux les
connaissances. » La cartographie des
zones
polluées, restée confidentielle depuis sa
réalisation en 2010, a enfin été
rendue publique
fin avril pour les deux îles. Un colloque public sur le
chlordécone se tiendra également du 16 au 19
octobre en
Guadeloupe et en Martinique. Une première.
Il en faudra
toutefois davantage pour rassurer la population. Depuis le rapport
controversé de l’Anses, la colère prend
peu
à peu le pas sur le fatalisme et la résignation.
La
mobilisation s’organise. Des syndicats d’ouvriers
agricoles
de Guadeloupe et de Martinique se sont associés pour la
première fois, en mai, pour déposer une
pétition
commune auprès des préfectures. Ils
réclament une
prise en charge médicale et un fonds
d’indemnisation pour
les victimes. Une étude cherchant à
établir les
causes de mortalité de ces travailleurs, qui ont
été les plus exposés au
chlordécone, est en
cours.
Des habitants font aussi du porte-à-porte depuis trois mois.
« Même
ceux qui n’ont pas travaillé dans la banane
consomment des
aliments contaminés, donc il faut qu’ils
sachent ! », lance
l’une des
bénévoles. Les personnes
âgées sont les plus
surprises. Certains ignorent encore le danger auquel la population est
exposée. D’autres sont incrédules.
Harry Durimel,
avocat et militant écologiste, raconte : « Quand
je distribuais des tracts sur les marchés, les vieux me
disaient : "Tu crois vraiment que la France nous ferait
ça ?” Ils ont une telle confiance dans la
République ! Mais ça bouge enfin, les
gens se
réveillent et prennent la mesure de la gravité de
la
situation. » D’autant
qu’il n’existe, à l’heure
actuelle, aucune solution pour décontaminer les sols.
Qui
est responsable de cette situation ? La question est devenue
lancinante aux Antilles. Des associations et la
Confédération paysanne ont
déposé plainte
une contre X en 2006 pour « mise
en danger d’autrui et administration de substances
nuisibles ». « On a dû
mener six ans de
guérilla judiciaire pour que la plainte soit enfin instruite,
s’indigne Harry Durimel, qui défend
l’une des parties civiles. Le ministère public a
tout fait pour entraver l’affaire. » Trois
juges d’instruction se sont déjà
succédé sur ce dossier,
dépaysé au
pôle santé du tribunal de grande instance de
Paris, et
actuellement au point mort.
Le Monde a pu consulter le
procès-verbal de synthèse que les
enquêteurs de
l’Office central de lutte contre les atteintes à
l’environnement et à la santé publique
(Oclaesp)
ont rendu, le 27 octobre 2016. Un nom très
célèbre
aux Antilles, Yves Hayot, revient régulièrement.
Il
était à l’époque directeur
général de Laguarigue, la
société qui
commercialisait le chlordécone, et président du
groupement de producteurs de bananes de Martinique. Entrepreneur
martiniquais, il est l’aîné
d’une puissante
famille béké, à la tête
d’un
véritable empire aux Antilles — son
frère,
Bernard Hayot, l’une des plus grosses fortunes de France, est
le
patron du Groupe Bernard Hayot, spécialisé dans
la grande
distribution.
Devant les gendarmes, Yves Hayot a reconnu qu’il avait « pratiqué
personnellement un lobbying auprès de Jean-Pierre Soisson,
qu’il connaissait, pour que des dérogations
d’emploi
soient accordées ».
Surtout,
l’enquête judiciaire révèle
que son
entreprise, Laguarigue, a reconstitué un stock gigantesque
de
chlordécone alors que le produit
n’était
déjà plus homologué. Elle a en effet
signé
un contrat le 27 août 1990 avec le fabricant,
l’entreprise
Calliope, à Béziers (Hérault), « pour la
fourniture de 1 560 tonnes de Curlone [le nom
commercial du chlordécone], alors que la décision
de retrait d’homologation [le 1er
février 1990] lui
a été notifiée »,
écrivent les enquêteurs. Ils remarquent que cette
quantité n’est pas normale, puisqu’elle
est
estimée à « un
tiers du tonnage acheté sur dix ans ».
De plus, « au
moins un service de l’Etat a été
informé de cette "importation" »,
puisque ces 1 560 tonnes « ont
bien été dédouanées
à leur arrivée aux Antilles »
en 1990 et 1991. Comment les douanes ont-elles pu les laisser
entrer ?
« SCANDALE
D'ÉTAT »
D’autant que, « s’il
n’y avait pas eu de réapprovisionnement, il
n’y
aurait pas eu de nécessité de délivrer
de
dérogations » pour utiliser
le produit
jusqu’en 1993, relève l’Oclaesp. Les
deux
dérogations accordées par les ministres de
l’agriculture visaient en effet à
écouler les
stocks restants en Guadeloupe et en Martinique. Or ces stocks « provenaient
de ces réapprovisionnements »,
notent les gendarmes. La société Laguarigue a
justifié cette « importation »
par une « divergence
dans l’interprétation de la
réglementation ». Yves
Hayot ne sera pas inquiété par la
justice : il est
mort en mars 2017, à l’âge de 90 ans.
Contacté par Le
Monde, l’actuel
directeur général de l’entreprise,
Lionel de
Laguarigue de Survilliers, affirme qu’il n’a « jamais
entendu parler de cela ». Il
précise qu’il n’était pas
dans le groupe
à l’époque — il est
arrivé en
1996 — et assure que Laguarigue a « scrupuleusement
respecté les trois phases d’arrêt du
chlordécone » concernant sa
fabrication, sa distribution et son utilisation.
Les conclusions des enquêteurs sont quant à elles
sans ambiguïté : « Les
décisions prises à l’époque
ont
privilégié l’aspect
économique et social
à l’aspect environnemental et à la
santé
publique », dans un contexte
concurrentiel avec
l’ouverture des marchés de l’Union
européenne. La pollution des Antilles au
chlordécone est
ainsi « principalement
la
conséquence d’un usage autorisé pendant
plus de
vingt ans. Reste à savoir si, au vu des connaissances de
l’époque, l’importance et la
durée de la
pollution étaient
prévisibles ».
Un
rapport de l’Institut national de la recherche agronomique,
publié en 2010 et retraçant
l’historique du
chlordécone aux Antilles, s’étonne du
fait que la
France a de nouveau autorisé le pesticide en
décembre
1981. « Comment
la
commission des toxiques a-t-elle pu ignorer les signaux
d’alerte : les données sur les risques
publiées dans de nombreux rapports aux Etats-Unis, le
classement
du chlordécone dans le groupe des
cancérigènes
potentiels, les données sur l’accumulation de
cette
molécule dans l’environnement aux Antilles
françaises ?,
s’interroge-t-il. Ce
point est assez énigmatique car le procès-verbal
de la commission des toxiques est introuvable. »
Le rapport cite toutefois l’une des membres de cette
commission en 1981, Isabelle Plaisant.
« Quand nous avons voté, le nombre de
voix "contre"
était inférieur au nombre de voix "pour" le
maintien de
l’autorisation pour les bananiers, dit-elle.
Il faut dire que nous étions peu de toxicologues et de
défenseurs de la santé publique dans la
commission. En
nombre insuffisant contre le lobbying agricole. »
Longtemps
resté discret sur le sujet, Victorin Lurel,
sénateur (PS)
de la Guadeloupe, ancien directeur de la chambre
d’agriculture du
département et ancien ministre des outre-mer,
dénonce un « scandale
d’Etat ». « Les lobbys
des planteurs entraient sans passeport à
l’Elysée, se souvient-il. Aujourd’hui,
l’empoisonnement est là. Nous sommes tous
d’une
négligence coupable dans cette affaire. »
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