Il
est parfois cruel, mais non moins salutaire, de dire ce qui est au
fondement du mouvement social actuel qui se vit, aussi bien en
Guadeloupe qu’en Martinique, à la fois comme
révolte et délivrance : le fait de sociétés
marquées du sceau du déclassement. | ACCUEIL BIBLIOTHÈQUE INSULAIRE LETTRES DES ÎLES ALBUM : IMAGES DES ÎLES ÉVÉNEMENTS OPINIONS CONTACT
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André Lucrèce, Nous vivons un moment authentiquement tragique | | André Lucrèce, « Conversation avec ceux de Tropique », Paris, 2003 | André Lucrèce, « Martinique d'antan », Paris, 2003 | André Lucrèce, « Frantz Fanon et les Antilles : l'empreinte d'une pensée », Fort-de-France, 2011 |
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Guadeloupe, Martinique, des sociétés marquées par le sceau du déclassement
André Lucrèce
| « Je
crois que la douceur spirituelle et le désintéressement
l’emporteront sur la gloutonnerie crasse
d’aujourd’hui. »
Jack London |
Il
est parfois cruel, mais non moins salutaire, de dire ce qui est au
fondement du mouvement social actuel qui se vit, aussi bien en
Guadeloupe qu’en Martinique, à la fois comme
révolte et délivrance : le fait de
sociétés marquées du sceau du déclassement.
Inutile
le regard sur le quotidien qui mène à
l’autoflagellation, stérile aussi la plainte qui n’a
jamais attendri les puissants, insuffisantes les solutions
conçues comme uniquement techniques, certainement plus
féconde la lucidité qui débusque les ressorts de
ces sociétés traversées par les tentatives de
toutes sortes de minoration de leur peuple, de sa
créativité, voire de son génie.
En
Guadeloupe comme en Martinique, voici donc ces peuples se tenant,
chacun à sa manière, au principe même de la vie,
enracinés dans leur révolte. Ils sentent bien, à
chaque passage des portiques, à l’aéroport, au
supermarché, à l’embauche dans les entreprises,
jusque dans les services publics, qu’il y a quelque chose comme
une minoration et une tentative de déclassement. Ils flairent
bien aussi que tout cela tend vers l’inconciliable.
Et
cette colère rentrée que j’évoquais
naguère a fini par se crier. Depuis plus de cinq semaines en
Guadeloupe, trois semaines en Martinique.
Les raisons
D’abord
un déclassement moral. A commencer par l’apathie morale de
l’Etat qui n’a pas su exercer son rôle de
régulateur qu’il s’est lui-même
attribué, et qui se révèle être une
véritable faillite. Il n’a pas su ou n’a pas voulu
voir, sous les masques mondains des puissants, leur volonté de
gloutonnerie qui se manifeste par tous les abus que le même Etat
semble vouloir aujourd’hui découvrir : marges
astronomiques de la grande distribution, opacité sur la fixation
des prix du carburant, abus notoires de certaines banques imposant des
commissions scandaleusement élevées à leurs
clients, services outrageusement chers s’agissant de la
téléphonie, de l’internet et de la
télévision.
Ces excès sont d’autant
plus cruels que le capitalisme joue avec ardeur sur la confusion entre
désir et besoin, il s’est depuis longtemps emparé
de la libido des individus pour exacerber la consommation, les
persuadant que le bonheur est dans l’objet, le symbolisme des
marques jouant le rôle de piège souriant.
Participe
également du déclassement moral de nos
sociétés, la cynique arrogance des békés
récemment mise à jour dans un documentaire. Nous avions
dans notre livre Souffrance et jouissance aux Antilles
ouvert des possibilités d’inventaire de pratiques
d’un autre âge, agissant lentement contre les
békés eux-mêmes à l’image d’une
inexorable tumeur.
Ces pratiques, qui répondent
à l’idéologie rétrograde de la non
mixité, prennent des formes variées dans la vie
quotidienne : homogamie dite « de
pureté », regroupement résidentiel,
regroupements sociaux divers à l’instar de ce qui se fait
aux îlets du François où leurs bateaux se
retrouvent en un point précis sur la mer, regroupement religieux
en l’Église de Régale à Rivière
Pilote, leur capitale religieuse. Volonté donc, à
l’exception rare de quelques uns, de se couper des autres, de se
ghettoïser, de ségréguer.
Le tout
bordé d’une très fruste illusion. Car comment
peut-on penser que de tels comportements ne puissent
générer, dans de si petits pays, au mieux le
ressentiment, au pire la haine ? Et quel homme peut
raisonnablement vivre heureux entouré de haine ?
Les
békés se sont donc immoralement enfermés depuis
bien longtemps dans la plus sombre des tragédies : celle de
la contrition.
Et l’arrogance affichée au portail
de l’Elysée et dans les couloirs de Bruxelles, où
ils se livrent avec délectation à d’inconfessables
confessions, ne peut susciter que de la compassion devant le pitoyable.
Ensuite, une tentative de déclassement social
Nombre
d’entreprises, notamment celles de la grande distribution
débarquent, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe,
avec leurs cadres métropolitains, parfois même avec leurs
caissières, c’est d’ailleurs l’une des raisons
de la grève du supermarché du François, en
Martinique, commencée avant même la grève
générale et c’est la réalité
notamment à Destrelland en Guadeloupe. Ce choix d’inscrire
le recrutement dans l’emploi métropolitain a
entraîné depuis quelques temps frustrations et
révoltes, avant que celles-ci ne s’expriment
collectivement de la part des Antillais qui ont le sentiment de vivre
dans leur pays une forme de déclassement social.
Cette
occultation de l’emploi antillais potentiel est d’autant
plus paradoxale que plusieurs écoles aux Antilles forment des
cadres commerciaux qui devraient donc tout à fait
naturellement être embauchés dans ces entreprises. Nous
pourrions citer plusieurs entreprises qui, sur la dizaine de cadres qui
occupent ces emplois, ne comptent pas un Antillais. Or nous sommes dans
des sociétés modernes qui sont passées du statut
prescrit qui régissait l’individu au statut acquis
délivré par les instances du savoir, écoles et
universités. Le résultat est donc là :
d’une part, de plus en plus de jeunes antillais
diplômés, d’autre part de réelles
difficultés à trouver un emploi dans leur pays. Il ne
s’agit pas là d’une relation accidentelle : la
logique distributive de l’emploi est désynchronisée
parce que largement influencée par un passé colonial qui
continue de fonctionner en traces.
De ce point de vue, la
revendication du LKP qui s’énonce en
« priorité d’embauche pour les
Guadeloupéens » ne peut émouvoir que les
bonnes âmes au cerveau quelque peu perverti, embrouillées
par la systématique des traits quand ils comparent avec ce qui
se passe en France, qui voient partout le racisme sauf là
où il faut le voir.
Le fait est que le
déclassement est là, touchant surtout mais pas seulement
les jeunes Antillais, renvoyés à des emplois
inférieurs à ceux que leur permettraient
d’espérer leurs diplômes, quand ce n’est pas
au chômage pur et simple. Une telle situation discriminatoire,
à laquelle s’ajoute l’insuffisance de perspectives
pour les jeunes sans diplôme, risque d’avoir pour
conséquence de nous installer dans cette inquiétante
familiarité que nos sociétés entretiennent avec le
chômage qui constitue pourtant une préoccupation
inabandonnable.
Dans quelle mesure ces entreprises
s’investissent-elles dans cet enjeu majeur qu’est
l’emploi ? Et peuvent-elles dès lors, ces entreprises
non citoyennes, donner des leçons de civisme aux structures
syndicales ?
Tous ces suspens, tous ces retraits par
rapport à la question sociale finissent par rattraper ces
oublieux opulents — ainsi que le montre le présent
historique — et s’inscrivent dès lors dans les
amoralités sociales de l’histoire.
Enfin une tentative de déclassement culturel
Malgré
l’indiscutable talent des metteurs en scène, des acteurs,
des musiciens, des chorégraphes, des plasticiens antillais, les
Antilles ne disposent plus des moyens de traduire ce talent en
œuvres de civilisation dignes de ce nom. Des
évènements de qualité comme le Festival du Marin
ou les salons internationaux du livre de Guadeloupe et de Martinique
ont été rayés d’un trait.
La
suppression de ces évènements culturels structurants,
tout comme la disparition de revues qui exprimaient la qualité
de réflexion des intellectuels antillais, constituent le
symptôme le plus sûr de cette dégradation. Ajoutons
à cela que le Prix Carbet de la Caraïbe et des
Amériques a été relégué à
Paris, comment expliquer un tel déracinement alors que la
domiciliation en Guadeloupe, Martinique et Guyane par ses
créateurs, les membres de la revue Carbet, visait à faire
vivre par des conférences de jurés, d’auteurs, ou
d’invités de la Caraïbe la dynamique
littéraire de nos régions.
Tous ces signes, des
symptômes en réalité, vont de pair avec des
« coups », ce que l’on appelle
aujourd’hui des
« événementiels » auxquels on
accorde la priorité, lesquels sont en général des
manifestations relevant davantage du divertissement dans une
perspective d’abêtissement.
Mais ne
négligeons pas dans ce domaine le rôle joué par la
DRAC, organisme d’Etat. Dans une lettre adressée à
son Directeur en mars 2007, j’avais eu l’occasion de lui
dire ma perception de cet organisme : la DRAC est
préférentiellement sensible à tout projet
qui répond au modèle européen, sans se rendre
compte qu’elle officie dans une aire culturellement
différente, historiquement originale, sociologiquement
inédite, linguistiquement exceptionnelle, langagièrement
dissidente, tant du point de vue littéraire que du parler
populaire. Menant sa vie de caserne, marquée par une sorte
d’enfermement culturel, coupée des réalités
antillaises et inculte des cultures guadeloupéenne et
martiniquaise, la DRAC fonctionne comme un magasin de fournitures de
subventions, tandis que la liberté d’esprit et de
création — je parle de celle des écrivains et
des artistes des Antilles — lui est insupportable.
Telle
est la réalité qui devrait, plus que jamais,
aujourd’hui interpeller, si l’on ne veut pas que
d’autres révoltes ne viennent cycliquement agiter la vie
sociale antillaise. L’insistante pression des
évènements invite à de nouvelles fondations de nos
sociétés qu’on ne saurait priver des faits et
gestes des peuples en marche vers une société
décente.
André Lucrèce sociologue, écrivain
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