Le texte qui suit,
a été publié dans Le Monde (14-15 novembre 1999).

les peuples kanak et réunionnais lancent un appel au monde pour la sauvegarde de la diversité culturelle
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CULTURE UNIQUE = MORT DE TOUTE CULTURE

par Marie-Claude Tjibaou
et Paul Vergès


La conférence de Rio en appelait (juin 1992) à la responsabilité internationale pour sauvegarder la biodiversité nécessaire à la survie de la planète. En ce siècle assombri par une barbarie et des atteintes à l'environnement d'une ampleur inédite, cet appel constitue une avancée considérable dans l'histoire de l'humanité, un acte réel de civilisation. Aujourd'hui, c'est la diversité culturelle qui est menacée par l'uniformisation d'une production de masse de plus en plus soumise aux contraintes du marché mondial. Le pas accompli à Rio doit être prolongé par un sursaut collectif identique afin de sauver les créations mêmes de l'être humain.

De tout temps, la diversité culturelle a été constamment soumise à la destruction des pouvoirs conquérants : Samarkand pillée par Gengis Khan au XIIIe siècle, le Codex mexicain détruit par les Espagnols au XVIe, les royaumes africains dissous par la traite et tant d'autres cultures du monde anéanties. L'ethnocide a décimé les peuples tout autant que la violence matérielle. Faut-il établir une hiérarchie du meurtre entre meurtre du sang et meurtre du sens ? La destruction de multiples cultures ne doit-elle pas être reconnue aussi comme un crime contre l'humanité et l'ethnocide comme un holocauste symbolique ? Aujourd'hui, à l'aune du marché mondial n'est jugé recevable que ce qui se vend beaucoup et rapidement. Réduites à des marchandises, les expressions multiples de la créativité humaine sont annulées.

Le déplorer ne suffit pas. S'y abandonner serait accepter l'appauvrissement de l'héritage culturel de l'humanité, mais se replier dans une nostalgie passéiste reviendrait au même. Car l'enfermement à l'intérieur de ses frontières ne peut empêcher le mouvement de mondialisation. En revanche, la finalité et la forme des échanges sont à modifier radicalement. Il nous faut remplacer l'uniformité mortifère par la diversité, échanger non des marchandises équivalentes mais du sens. Or, celui-ci ne peut se déployer que dans la différenciation entre soi et l'autre. Si nous produisons et consommons tous la même chose, nous sombrerons dans la morne répétition et l'abolition de l'échange.

Il nous faut rester nous-mêmes en nous enrichissant des autres qui, à leur tour, se nourriront de notre créativité. A la production de masse uniformisée, opposons la création continue et diversifiée par-delà les frontières des nations et des aires traditionnelles. Ainsi, chaque peuple participera à l'universalité conquise ensemble, contrepoint de la mondialisation du marché unique, en fait domination d'un seul ou de quelques-uns.

C'est pourquoi, conscients de ces enjeux, les peuples kanak et réunionnais osent lancer un appel au monde pour la sauvegarde de la diversité culturelle. Tandis que d'autres peuples, tel le peuple de Tasmanie, ont disparu dans un silence terrifiant, par leur histoire ils témoignent de la force de résistance de peuples que l'on pourrait dire « petits » par leur population. Par leur culture vivante, ils proclament le droit de partager avec le monde une expression originale, certes minoritaire mais égale aux autres et constitutive en tant que telle du patrimoine de l'humanité. L'un a échappé au génocide par le double enracinement dans la terre et sa coutume ; l'autre, né d'un crime contre l'humanité, l'esclavage, réalise sur son île la rencontre d'hommes et de femmes, venus de gré ou de force, de plusieurs continents. L'un et l'autre ont construit, malgré la colonisation assimilatrice, un univers mental original transmis essentiellement par voie orale.

La culture vit obstinément dans la relation à la terre, dans les échanges coutumiers, dans la relation aux morts et aux ancêtres, dans la langue, la légende et la musique.

A cette résistance populaire et constante, chacun a souhaité donner une forme visible, une trace qui soit comme un signe de reconnaissance et de ralliement. C'est le sens aussi bien de la Fondation Jean-Marie Tjibaou que du projet de Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise.

Jean-Marie Tjibaou, assassiné en 1989, avait souhaité la construction de ce centre culturel à Nouméa pour offrir au monde la culture mélanésienne. « Si je peux partager aujourd'hui avec un non-kanak ce que je possède de culture française, il lui est impossible de partager avec moi la part d'universel contenue dans ma culture », disait-il.

Ile volcanique longtemps inhabitée, La Réunion a accueilli, au nom d'impératifs économiques, des hommes et des femmes venus de divers continents et contraints de vivre ensemble sous le régime de l'esclavage et de la colonisation. A l'ombre d'une culture dominante, les cultures originelles ont poursuivi leur vie souterraine, jeté souvent entre elles des passerelles et donné naissance à une communauté réunionnaise plurielle.

Ce n'est pas un hasard si nos deux peuples, peuples des îles, peuples ayant subi la colonisation et la négation culturelle, s'unissent pour faire entendre leur double voix. D'autres pays, dont certains furent des puissances coloniales, ont déjà manifesté leur refus d'une domination culturelle uniforme et revendiqué non sans succès « l'exception culturelle » pour mieux défendre leur créativité. Cette exigence doit s'appliquer à tous, partout où existent des foyers de création, aussi réduits soient-ils.

Les cultures minoritaires — comme les arts dits premiers — ne doivent pas être oubliées. Leur sauvegarde et leur développement sont les conditions mêmes d'une humanité riche de sa diversité. Il ne s'agit pas de remplacer un rapport de forces par un autre mais de développer des réseaux de solidarité culturelle où, dans l'égalité, les contacts entre peuples nourrissent la coopération et non la domination et la destruction.

A la veille du sommet de Seattle, nous lançons donc un appel : pour la sauvegarde de la diversité culturelle et contre l'uniformité appauvrissante, pour la reconnaissance et l'expression des cultures dites minoritaires, pour que la mondialisation du marché n'étouffe pas la dimension universelle de toute culture humaine. La culture unique est la mort de toute culture. Oui à l'universel, non à l'uniformité.