CULTURE UNIQUE = MORT DE TOUTE
CULTURE
par Marie-Claude Tjibaou
et Paul Vergès
La conférence de Rio en
appelait (juin 1992) à la responsabilité internationale
pour sauvegarder la biodiversité nécessaire à
la survie de la planète. En ce siècle assombri
par une barbarie et des atteintes à l'environnement d'une
ampleur inédite, cet appel constitue une avancée
considérable dans l'histoire de l'humanité, un
acte réel de civilisation. Aujourd'hui, c'est la diversité
culturelle qui est menacée par l'uniformisation d'une
production de masse de plus en plus soumise aux contraintes du
marché mondial. Le pas accompli à Rio doit être
prolongé par un sursaut collectif identique afin de sauver
les créations mêmes de l'être humain.
De tout temps, la diversité
culturelle a été constamment soumise à la
destruction des pouvoirs conquérants : Samarkand
pillée par Gengis Khan au XIIIe siècle, le Codex
mexicain détruit par les Espagnols au XVIe, les royaumes
africains dissous par la traite et tant d'autres cultures du
monde anéanties. L'ethnocide a décimé les
peuples tout autant que la violence matérielle. Faut-il
établir une hiérarchie du meurtre entre meurtre
du sang et meurtre du sens ? La destruction de multiples
cultures ne doit-elle pas être reconnue aussi comme un
crime contre l'humanité et l'ethnocide comme un holocauste
symbolique ? Aujourd'hui, à l'aune du marché
mondial n'est jugé recevable que ce qui se vend beaucoup
et rapidement. Réduites à des marchandises, les
expressions multiples de la créativité humaine
sont annulées.
Le déplorer ne suffit
pas. S'y abandonner serait accepter l'appauvrissement de l'héritage
culturel de l'humanité, mais se replier dans une nostalgie
passéiste reviendrait au même. Car l'enfermement
à l'intérieur de ses frontières ne peut
empêcher le mouvement de mondialisation. En revanche, la
finalité et la forme des échanges sont à
modifier radicalement. Il nous faut remplacer l'uniformité
mortifère par la diversité, échanger non
des marchandises équivalentes mais du sens. Or, celui-ci
ne peut se déployer que dans la différenciation
entre soi et l'autre. Si nous produisons et consommons tous la
même chose, nous sombrerons dans la morne répétition
et l'abolition de l'échange.
Il nous faut rester nous-mêmes
en nous enrichissant des autres qui, à leur tour, se nourriront
de notre créativité. A la production de masse uniformisée,
opposons la création continue et diversifiée par-delà
les frontières des nations et des aires traditionnelles.
Ainsi, chaque peuple participera à l'universalité
conquise ensemble, contrepoint de la mondialisation du marché
unique, en fait domination d'un seul ou de quelques-uns.
C'est pourquoi, conscients de
ces enjeux, les peuples kanak et réunionnais osent lancer
un appel au monde pour la sauvegarde de la diversité culturelle.
Tandis que d'autres peuples, tel le peuple de Tasmanie, ont disparu
dans un silence terrifiant, par leur histoire ils témoignent
de la force de résistance de peuples que l'on pourrait
dire « petits » par leur population. Par
leur culture vivante, ils proclament le droit de partager avec
le monde une expression originale, certes minoritaire mais égale
aux autres et constitutive en tant que telle du patrimoine de
l'humanité. L'un a échappé au génocide
par le double enracinement dans la terre et sa coutume ; l'autre,
né d'un crime contre l'humanité, l'esclavage, réalise
sur son île la rencontre d'hommes et de femmes, venus de
gré ou de force, de plusieurs continents. L'un et l'autre
ont construit, malgré la colonisation assimilatrice, un
univers mental original transmis essentiellement par voie orale.
La culture vit obstinément
dans la relation à la terre, dans les échanges
coutumiers, dans la relation aux morts et aux ancêtres,
dans la langue, la légende et la musique.
A cette résistance populaire
et constante, chacun a souhaité donner une forme visible,
une trace qui soit comme un signe de reconnaissance et de ralliement.
C'est le sens aussi bien de la Fondation Jean-Marie Tjibaou que
du projet de Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise.
Jean-Marie Tjibaou, assassiné
en 1989, avait souhaité la construction de ce centre culturel
à Nouméa pour offrir au monde la culture mélanésienne.
« Si je peux partager aujourd'hui avec un non-kanak
ce que je possède de culture française, il lui
est impossible de partager avec moi la part d'universel contenue
dans ma culture », disait-il.
Ile volcanique longtemps inhabitée,
La Réunion a accueilli, au nom d'impératifs économiques,
des hommes et des femmes venus de divers continents et contraints
de vivre ensemble sous le régime de l'esclavage et de
la colonisation. A l'ombre d'une culture dominante, les cultures
originelles ont poursuivi leur vie souterraine, jeté souvent
entre elles des passerelles et donné naissance à
une communauté réunionnaise plurielle.
Ce n'est pas un hasard si nos
deux peuples, peuples des îles, peuples ayant subi la colonisation
et la négation culturelle, s'unissent pour faire entendre
leur double voix. D'autres pays, dont certains furent des puissances
coloniales, ont déjà manifesté leur refus
d'une domination culturelle uniforme et revendiqué non
sans succès « l'exception culturelle »
pour mieux défendre leur créativité. Cette
exigence doit s'appliquer à tous, partout où existent
des foyers de création, aussi réduits soient-ils.
Les cultures minoritaires —
comme les arts dits premiers — ne doivent pas être
oubliées. Leur sauvegarde et leur développement
sont les conditions mêmes d'une humanité riche de
sa diversité. Il ne s'agit pas de remplacer un rapport
de forces par un autre mais de développer des réseaux
de solidarité culturelle où, dans l'égalité,
les contacts entre peuples nourrissent la coopération
et non la domination et la destruction.
A la veille du sommet de Seattle,
nous lançons donc un appel : pour la sauvegarde de la
diversité culturelle et contre l'uniformité appauvrissante,
pour la reconnaissance et l'expression des cultures dites minoritaires,
pour que la mondialisation du marché n'étouffe
pas la dimension universelle de toute culture humaine. La culture
unique est la mort de toute culture. Oui à l'universel,
non à l'uniformité.