Haïti, la face noire
de Napoléon
par Pierre Thivolet
Il y a deux cents ans, Napoléon
Bonaparte volait de victoire en victoire. Il jetait les bases
de la France moderne et allait connaître les gloires que
l'on connaît avant la chute que l'on sait.
Il y a deux cents ans, en Haïti,
à 7 000 kilomètres de Paris, Toussaint
Louverture, un Noir, né esclave, cocher de son état,
était traîtreusement arrêté par le
général Leclerc, le propre beau-frère de
Napoléon (il avait épousé la très
belle Pauline Bonaparte) et envoyé au fort de Joux, dans
le Haut-Jura, une des régions les plus froides de France,
où il mourut deux ans plus tard.
Cinq ans auparavant, Toussaint
Louverture avait pourtant été nommé par
la République général en chef des armées
françaises de Saint-Domingue (le nom colonial d'Haïti).
A la tête de son peuple d'esclaves misérables, il
avait réussi à défendre la souveraineté
française sur cette île, à l'époque
la plus riche colonie du monde, coupée de la métropole
par le blocus de la flotte anglaise et attaquée par les
armées espagnoles.
Les esclaves haïtiens et
leur chef s'étaient identifiés à cette République
française qui venait d'oser proclamer, la première,
que tous les hommes étaient égaux, quelle que soit
leur couleur, et qui, la première, venait d'abolir l'esclavage.
Alors quel fut donc le crime
de Toussaint Louverture, le crime des esclaves haïtiens ?
S'être opposés au rétablissement de l'esclavage
décidé par Bonaparte, avoir cru en nos propres
idéaux, ceux de liberté, d'égalité,
de justice. Et c'est pour rétablir l'esclavage qu'il y
a deux cents ans Napoléon avait envoyé en Haïti
20 000 soldats français et fait arrêter
Toussaint Louverture.
Privés de leur chef, les
esclaves haïtiens réussirent quand même à
vaincre les troupes françaises ; le général
Leclerc mourut de la fièvre jaune et, le 1er janvier
1804, Haïti devenait la première République
noire.
Mais cet échec trop oublié
de Napoléon Bonaparte en annonçait d'autres plus
graves qui conduisirent au naufrage de l'empire : les Français
venaient ainsi de trahir les idéaux révolutionnaires.
Ils perdaient leur crédibilité aux yeux des peuples
opprimés, leurs armées n'étaient plus celles
de libérateurs venus renverser les despotes, mais les
instruments d'une volonté de puissance et de domination.
Et pourtant, nous Français,
nous pourrions être fiers de cette Révolution haïtienne
d'il y a deux siècles. Car cette révolution était
comme l'écho nègre et américain de la nôtre.
Devenue « première République noire »,
Haïti était un aussi grand scandale pour l'ordre
mondial de l'époque que la France révolutionnaire.
Entourée de pays hostiles où l'esclavage des Noirs
par les Blancs régnait encore en maître (aboli seulement
en 1896 à Cuba, l'île voisine, par exemple), Haïti
n'eut de cesse de gagner sa reconnaissance par le monde « civilisé ».
Simon Bolivar n'aurait sans doute
pas réussi à libérer l'Amérique latine
de la domination espagnole s'il n'avait trouvé refuge
et aide militaire dans la toute jeune République haïtienne.
Comme récompense, Haïti fut le seul Etat à
ne pas être invité au premier Congrès des
Etats indépendants d'Amérique organisé par
Bolivar en 1826 à Panama. Haïti alla même jusqu'à
acheter sa reconnaissance diplomatique par la France en acceptant
le versement d'une indemnité colossale pendant un siècle,
dont elle s'acquitta dignement jusqu'au dernier sou.
Aujourd'hui, ce pays exceptionnel
parce qu'il a contribué au progrès de la conscience
universelle, ce peuple courageux, qui n'a jamais pris personne
en otage, posé aucune bombe, ni détourné
aucun avion, qui n'a jamais menacé quiconque, Haïti
crève la gueule ouverte et dans la plus grande indifférence.
Les mots sont impuissants à
décrire tous les maux qui écrasent ces 8 (9 ?
10 ?) millions d'Haïtiens entassés sur un bout
d'île grand comme à peine trois fois la Corse, peuplée
elle de 260 000 habitants. Un des pays les plus pauvres
du monde, soumis à l'arbitraire et à la violence,
sans Etat, sans infrastructures, dominé par les mafias
en tout genre. Qui s'en soucie ? Haïti n'a ni pétrole,
ni richesses particulières, ni intérêt stratégique.
Haïti est sans espoir.
Et pourtant ce n'est pas sans
importance. C'est même très important de ne pas
oublier ce que représente ce pays dans un monde qui se
cherche de nouveaux idéaux, de nouveaux équilibres.
C'est très important de prouver aux peuples non européens
que les principes de liberté, d'égalité
et de justice ne sont pas que des vains mots, qu'ils ne sont
pas seulement des idées « occidentales »
au seul usage des Occidentaux.
Deux siècles après
le premier échec militaire, politique et moral de Bonaparte,
il ne faut pas oublier Haïti. La France, si elle voulait
être vraiment fidèle à elle-même,
devrait se souvenir de ce pays de rien du tout qui lui est lié
et envers lequel elle a au moins une immense dette morale.
Nous devrions redonner du sens
à cette chanson haïtienne : « Ayiti
sé manman libèté. Si l tombé la lévé »
(« Haïti est la mère de la liberté.
Elle peut tomber, elle se relèvera ! »).
(Pierre Thivolet est journaliste
à Europe 1.)
© Le
Monde 2002