ANDRÉ CAPIEZ : […]
Dans le Nouméa d'aujourd'hui,
la promenade Pierre Vernier est devenue l'un de ces nouveaux
lieux symboles, rejoignant la Place des Cocotiers dans le cœur
des Nouméens. Mais il est un autre endroit qui s'est peu
à peu effacé de la conscience collective, un lieu
qui pourtant au début du siècle résonnait
dans le cœur des habitants, à l'époque où
les liaisons avec les autres pays étaient pour l'essentiel
des liaisons maritimes. Ce lieu où les Nouméens
se retrouvaient pour faire de grands gestes de la main aux amis
ou à la famille qui quittaient Nouméa pour des
voyages lointains et parfois incertains, c'était un grand
rocher blanc et noir surgissant de l'eau telle une voile.
Avec l'avènement des transports
aériens et la vulgarisation des voyages, ce grand rocher
blanc, séparant l'Anse Vata de la Baie des Citrons, s'est
peu à peu effacé de la conscience collective des
Nouméens pour ne plus faire partie que de la mémoire
collective et des souvenirs d'enfance des anciens. […] Ce rocher
à la Voile, Alin Laubreaux a su lui rendre un hommage
émouvant dans son roman du même nom, même
si le rocher qui apparaît peu ne constitue que la trame
qui lie les quatre histoires qui constituent ce roman.
[…]
A la lecture du Rocher à
la Voile, on peut mieux comprendre Alin Laubreaux l'écrivain,
un écrivain méconnu en Nouvelle-Calédonie
où il est pourtant né et où se situe ce
roman […], un écrivain dont le talent a été
enseveli par les passions et controverses suscitées par
l'homme lui-même et qui ont contribué à faire
oublier son œuvre de poète, d'écrivain et de critique
littéraire 1.
Le rocher à la Voile,
c'est le personnage fantôme qui relie quatre tranches de
vie et leur permet de se croiser dans la conscience collective
de la société nouméenne de l'époque.
Apparaissant peu dans ce quadruple roman, il y reste néammoins
omniprésent. L'histoire de ces quatre volets est merveilleusement
résumée dans la préface dont ont peut reprendre
les mots : “ l'auteur conte dans ce livre
l'histoire d'un jeune Français venu en Nouvelle-Calédonie,
et la rencontre qu'il fit, à l'entrée du port de
Nouméa, du Rocher à la Voile. Point métaphysique
dans le temps et dans l'espace de quatre destinées qui
croisèrent la sienne sans se conjoindre en elles …
Il est le sommet d'où notre voyageur a vu le marin Chantrel,
l'homme libre Breton, le canaque Gabriel et l'ancien forçat
Herbignac, types synthétiques de cette île lointaine,
surgis parmi la grouillante plèbe canaque et asiatique
et la foule des Européens médiocres ou ridicules ”.
[…]
Le Rocher à la Voile est vraiment le roman antithèse
du roman exotique. Ici point de sable blanc, de mer bleue, de
rêves et de cocotiers vibrant aux alizés, mais tout
simplement des hommes. Dans cette fresque insulaire, les gens
vivent, aiment, haïssent, souffrent et meurent, illustrant
une société, mélange de passions et d'indifférence,
où les femmes ne sont pas de belles sauvageonnes lascives […].
Au milieu de ces passions et, pire encore, de l'indifférence,
qui tiraillent les personnages, l'ombre du Rocher qui se profile
derrière le narrateur reste la seule constante (« Trois
ombres à la crête du Rocher pleurant sur leur impossible
fuite … »), comme un reproche pur et permanent
à la fragilité humaine. Le Rocher, porte des arrivées
et des départs, rocher du voyage mais immobile pour toujours
dans l'Océan, finit par devenir le symbole de ce qui fait
le plus cruellement défaut à cette société
mesquine : la liberté et le rêve du départ.
[…]
Et pourtant, ce départ
impossible, Alin Laubreaux l'a vécu car il est bien parti
lui, pour échapper à cette société
qu'il décrit si bien, parti vers d'autres destins à
controverse pour finalement être effacé de la mémoire
collective calédonienne pendant de nombreuses années
[…].
☐ Notre Librairie, 134, mai-août 1998
1. | Alin
Laubreaux est né à Nouméa en 1899. Poursuivi pour
ses écrits antisémites pendant la seconde guerre
mondiale, il se réfugie en Espagne en 1944 ; il est
condamné à mort par contumace par la Cour de justice de
la Seine en 1947 et meurt en exil en 1968. Il est suspecté
d'avoir dénoncé à la gestapo le poète
Robert Desnos (déporté et mort au camp de Theresienstadt
en 1945). |
|
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Le rocher à
la voile », Paris : Albin Michel, 1930
| - « Histoires canaques »,
Paris : Fayard (Les Œuvres libres, 56), 1926
- « Yan-le-Métis »,
Paris : Albin Michel, 1928
- « Wara »,
Paris : Albin Michel, 1932
- « J'étais
un autre ! », Paris : Albin Michel, 1941
- « Caroudis, le lecteur passionné ou L'homicide Kaavo », in Georges Baudoux, Kaavo, histoire canaque, Nouméa : Grain de sable (Esprit des temps, 4), 1995
|
|