NOTE
DE L'ÉDITEUR : En Irlande
plus que dans n'importe quel autre pays d'Europe, les poètes
ont leur place au cœur de la cité. Depuis
qu'à la fin du siècle dernier la
« Renaissance celtique » a rendu
au pays son autonomie culturelle par rapport à la tradition
anglo-saxonne renforcée par des siècles de
colonisation, et au fur et à mesure que la langue
gaélique longtemps réprimée retrouvait
les voies de la création littéraire
abandonnées depuis le XVIIIe siècle,
la poésie en Irlande est devenue le mode d'expression
privilégié d'un imaginaire collectif
où se reflètent tous les enjeux de la
création.
Pour la première
fois en dehors du monde anglo-saxon, cette anthologie propose un
panorama aussi complet que possible de la floraison poétique
qui a marqué le XXe
siècle, au nord comme au sud de l'île, tant en
anglais qu'en gaélique. Une centaine d'auteurs
nés entre 1845 et 1956 (dont un bon nombre
traduits pour la première fois) sont ici
présentés à travers près de
quatre cents poèmes. On y verra que les figures majeures de
ce siècle, de Yeats à Heaney, de Kavanagh
à Kinsella, de MacNeice à Montague, sont apparues
dans un contexte d'une richesse exceptionnelle où des fortes
personnalités comme Máirtin Ó
Direáin, Sean Ó Ríordáin,
Denis Devlin, John Hewitt, Brendan Kennelly ou Padraic Fallon, pour ne
citer que quelques noms, demeurent encore à
découvrir.
La
génération née autour de 1950, ici
largement représentée, se distingue par
l'émergence de voix féminines marquantes (de
Nuala Ní Dhomhnaill à Mary O'Malley). Elle
illustre de façon neuve la persistance de la double
tentation de l'engagement politique ou du repli aux marges du silence
qui traverse l'œuvre des aînés, et qui
confère à la poésie irlandaise,
anglophone autant que gaélique, une place essentielle dans
l'Europe d'aujourd'hui.
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NICOLE
ZAND : […]
Comment montrer
l'identité poétique de l'Irlande ?
Comment expliquer la spécificité de
l'écriture anglo-irlandaise ? Jean-Yves Masson, le
jeune maître d'œuvre de cette
méga-entreprise — trente-quatre ans, responsable
de la collection de littérature allemande aux
éditions Verdier, traducteur d'anglais et d'italien, de
Yeats et de Hofmannsthal — a certainement lu tout ce qui a
été publié, quelque trente mille
poèmes dit-il, pour déceler les constantes d'un
destin collectif ancré dans ces lieux chargés
d'exactions et de culture, et faire le point à l'intention
de lecteurs d'aujourd'hui.
[…]
Une telle anthologie, c'est un
cheminement parmi les découvertes : ainsi, La
Grande Famine, le très impressionnant
poème de Patrick Kavanagh (1904-1967), fermier autodidacte
devenu dans les années cinquante un critique
littéraire redouté, traduit
intégralement en français pour la
première fois (« Glaise est le
verbe et glaise est la chair »), monologue
intérieur de Patrick Maguire, le pauvre paysan qui parle
tout seul à la porte d'une étable, « un
paysan ignare, les pieds dans le fumier ».
Ou bien Thomas Kinsella (né en 1928) l'auteur de Finistère
(1972), marqué par Pound, Auden,
Eliot, en lutte contre le matérialisme, soucieux avant tout
de combattre une tendance au régionalisme qui risquerait de
replier la littérature irlandaise sur elle-même (« Qui /
est le mot capable une fois prononcé / de faire
jaillir la lance / et de répandre à
flots la terreur / de faire jaillir
l'étincelle / et d'enflammer les
cerveaux ? »). Ou John Montague
(né en 1929), qui a longtemps vécu aux
États-Unis, poète de la mémoire et du
rêve, l'auteur du remarquable recueil La Langue
greffée (en français chez Belin). Ou
encore les amis que Beckett contribua à faire
connaître : Denis Devlin (1908-1959) et Brian Coffey
(1905-1995), l'incantatoire, qui fut proche de Jacques Maritain et de
Paul Claudel, puis militant antinucléaire dans les
années quatre-vingt. Sans oublier l'étonnant AE
(1867-1935), pseudonyme de George William Russell, l'une des grandes
figures de la Renaissance, qui avait d'abord choisi de signer Aeon,
référence grecque à l'âge
d'or …
Enfin, on ne saurait oublier
Oscar Wilde, dont un extrait d'un des poèmes les plus connus
de la langue anglaise (« Je ne sais pas si
les lois sont justes, / Ou si les lois se trompent, /
Tout ce que nous savons, qui gisons dans la
geôle ; / C'est que le mur est
solide ; et que chaque jour est comme un
an »). Ou encore Le Saint
Office, le poème satirique contre les artistes du
« crépuscule
celtique » que James Joyce écrivit avant
de quitter Dublin, en 1904 : « Je
me donnerai à moi-même / Ce
nom : Catharsis-Purgatif. / Moi qui
délaissai ma bohème / pour la grammaire
des poètes, / portant de taverne en
bordel / l'esprit du subtil Aristote. »
Une anthologie, c'est un
plaisir qui ne s'épuise pas. Des choix infinis qui s'offrent
au lecteur. Qu'il peut critiquer. Comparer les traductions possibles.
Un livre de chevet. […]
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Le Monde des livres, 19
juillet, 1996
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