EXTRAIT |
« Dublin, tout est
calme », commence par écrire Gaston sur la
carte postale. Bien sûr, on n'en voudra pas aux cousins
de Nantes, de ne pas savoir ce qui se passe au même moment,
à moins d'un kilomètre de là, au bord de
la rivière Liffey qui traverse la ville, dans Liberty
Hall, la Maison des syndicats.
Pour Tommy Keenan, c'est là,
à Liberty Hall, que tout a commencé à aller
de travers. Le gamin s'est aligné avec ses camarades,
en rangs deux par deux comme à l'école. Cela fait
des mois qu'il a rejoint la section des « boys »,
les jeunes garçons de l'Armée des citoyens d'Irlande
— l'ICA —, dirigée par Bill Carpenter et ses
deux adjoints de quinze ans, Matt Connolly et Charlie Darcy.
Avec un uniforme plié
dans un sac, une bouteille d'eau et un sandwich à la main,
on attend les ordres des chefs de l'ICA, le dirigeant socialiste
James Connolly et une comtesse à la chevelure rousse et
au nom polonais, — à cause de son mari —, Constance
Markievicz. Sur le fronton du grand bâtiment a été
déployée une banderole avec ces mots : « Nous
ne servons ni le roi d'Angleterre ni l'empereur d'Allemagne,
mais l'Irlande ». Un signe fort pour dire qu'on
ne veut pas participer à la Guerre mondiale en Europe.
Un petit homme bedonnant, crâne
chauve, larges moustaches et lunettes cerclées de fer,
s'avance, vêtu de son uniforme de commandant général
tout neuf. C'est lui, c'est le fameux James Connolly !
— Aujourd'hui, à midi, la République d'Irlande
sera déclarée. Désormais avec le groupe
des Volontaires irlandais, nous formerons l'armée républicaine
irlandaise, et d'ici une heure, nous serons en action, déclare-t-il
avec emphase.
Roddy Connolly, quinze ans, qui
fait aussi partie du groupe, dont il sera un messager, approuve
fièrement la déclaration de son père. Tout
comme les deux cents autres compagnons de l'Armée des
citoyens.
C'est alors qu'ayant revêtu
les uniformes qu'on a achetés aux Boers sud-africains,
ces ouvriers, dockers, apprentis et chômeurs transformés
en citoyens-soldats, emboîtent le pas à leur chef
pour remonter Middle Abbey Street et gagner l'Hôtel central
des Postes.
Soudain un des officiers de l'ICA,
petit homme brun du nom de Michael Mallin, un vétéran
de la guerre des Boers, où il a combattu contre les Anglais
de Baden-Powell, s'approche du petit Tommy Keenan :
— Eh, mon gars ! Quel âge as-tu ?
— Douze ans. Pourquoi ?
— Il n'est pas question de t'emmener sans l'accord de tes
parents. Alors tu files chez toi et tu reviens avec un mot écrit
de leur main !
C'est pas vrai ! Tommy est
d'autant plus déçu que nombre de ses copains qui
ont le même âge sont en train d'endosser leur uniforme.
Seulement voilà avec sa bonne petite bouille ronde étoilée
de taches de rousseur, il fait vraiment plus jeune que les autres.
Tandis qu'il rumine sa déception, s'approche Pat Fox,
un veuf qui tient par la main son fils, le jeune Jimmy, quinze
ans, comme on accompagne un enfant le premier jour de l'école.
Jimmy flotte dans l'uniforme trop grand pour lui, celui de son
père, car le gamin a supplié ce dernier d'aller
au combat à sa place.
En observant la scène,
Tommy Keenan serre des poings rageurs. Il passe son sac de provisions
à un camarade, et se met à courir comme un dératé,
pour remonter vers Gardiner Street, tandis que Connolly, ses
hommes et ses boys débouchent déjà
dans la grande avenue : Sackville Street.
— Papa, je vais libérer l'Irlande ! tente d'expliquer
Tommy avant de se faire botter le derrière et de se retrouver
enfermé dans sa chambre.
— Vivent les rebelles ! crie Tommy, les yeux baignés
de larmes.
— Vivent les rebelles ! crie en écho la foule
des badauds dans Sackville Street. Enfin pas tous ! Cela
ressemble juste à une parade comme les affectionnent les
Républicains. Sauf que, cette fois, ils ont de vrais fusils ...
Les flâneurs s'éparpillent
en voyant arriver ces francs-tireurs au niveau de la Colonne
Nelson, érigée à la gloire du général
qui a battu Napoléon à Trafalgar. Ceux-ci tirent
en l'air pour dégager l'entrée de la Poste. À
l'intérieur, les cousins sursautent, au moment où
Lucia est en train d'apposer sa griffe sur la carte qu'on envoie
à leur ami Nathan Polak. Elle a juste le temps de la mettre
directement dans le sac d'un facteur qui s'enfuit tandis qu'un
nouveau cri retentit :
— Tout le monde dehors ! Vive la République !
Les rebelles investissent la
Poste. Panique ! Tandis que Gaston et Lucia refluent avec
le public dans la rue baignée de soleil printanier, on
hisse un drapeau vert, blanc, orange, symbole de l'Irlande libre,
pour remplacer l'Union Jack des Anglais. Un homme au regard bleu
et en uniforme vert d'officier sort de la Poste entouré
de soldats. Il lit la déclaration d'indépendance.
— C'est le poète
Patrick Pearse ! braille une voix dans l'assistance !
Son discours fracassant se termine
par des mots qui font mouche : « Irlandais et
Irlandaises, au nom de Dieu et des générations
disparues dont elle reçoit son antique tradition de nationalité,
l'Irlande, par nos voix, appelle ses enfants autour de son
drapeau pour conquérir sa liberté. »
On les appelle : ils sont
là les enfants ! Beaucoup de gamins des rues,
— car l'Irlande a aussi ses mudlarks 1
—, répondent « présent »
alors qu'ils n'étaient pas au courant de la préparation
du soulèvement. Nombreux sont leurs petits copains parmi
les Boys de l'ICA, et il n'est pas difficile d'apprendre
à lancer des pavés, à confectionner des
bouteilles incendiaires, à monter des barricades en vrais
Gavroches de Dublin. Pieds nus, le visage badigeonné
de crasse, les vêtements en lambeaux, des centaines d'entre
eux sont les mômes des taudis. Ceux que Connolly a l'habitude
de comparer aux bas-fonds indiens de Calcutta, en disant qu'ici,
à Dublin, c'est pis ! Dès la première
heure, les républicains sont débordés car
une horde d'enfants et d'adultes se rue dans le magasin de luxe
Dunnes & Co pour le piller. Un petit garçon sort de
là, une colonne de chapeaux melons enfilés sur
la tête. Des filles arrachent leurs guenilles pour endosser
des robes à froufrous. Entrées mendigotes, elles
ressortent cendrillons parées pour le bal du Prince charmant.
Les vitrines du confiseur Lemon's
volent en éclats. Les mudlarks 1 dublinois se jettent
sur des montagnes de chocolats, de toffees, de boules de gomme.
Tout ça n'est pas bon,
pour notre image ! dit un Volontaire de l'ICA qui monte
déjà la garde devant les colonnes doriennes de
la Poste, rebaptisé « Quartier-général ». 1. | Les mudlarks
sont, depuis l'époque victorienne, des bandes de petits
mendiants organisés pour gagner leur vie dans les rues de
Londres, de Glasgow ou de Dublin. |
|